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[Dossier] Petite histoire des politiques culturelles - Deuxième épisode : les théâtres bourgeois

Dernière mise à jour : 20 juil. 2020

par Vassili



L'apparition des théâtres à l'italienne va mettre en exergue l'importance des lieux de culture pour le pouvoir et les créations artistiques vont alors prendre en compte le point de vue du monarque. En effet, pour apprécier les illusions de la perspective par plans donnant une impression de profondeur, il faut fixer un seul et unique point dans l'espace où l'illusion sera effective. Le choix se porte alors sur la Loge Princière située face à la scène, à une hauteur variant d'un mètre cinquante à deux mètres au dessus des planches, permettant au monarque d'être le mieux placé pour voir le spectacle, le situant également au centre de la salle et donc, à la vue de tous. Au sein de ces théâtres à l'Italienne, les places qu'occupent les spectateurs ont alors une valeur hiérarchique variable.


Le parterre, qui ne contient pas de fauteuils, est occupé par les classes inférieures tandis que, jusqu'en 1759-1760, les places les plus chères sont celles situées … sur la scène, car ce sont celles où l'on est le plus à vue. Les jeunes nobles et les plus riches qui souhaitent se montrer s'y placent ainsi pour être à la vue de tous et de toutes, au plus près des artistes. De plus, les loges qui sont placées en hauteur, sur les cotés, se font davantage face qu'elles ne sont orientées vers la scène, toujours pour permettre une mise en valeur des puissants qui dominent le parterre et leur permettre de se voir entre eux. Cet emplacement des loges est également un héritage des salles de théâtres antérieures où le public est placé sur des gradins qui se font face et où la scène est placée entre eux. Il s'agissait de salles rectangulaires et dont l'utilisation remonterait au moins à l'an 1548 (en France), date de l'édification de l'Hôtel de Bourgogne par les Frères de la Passion. Ce type de salle est parfaite pour permettre aux spectateurs de se voir, de se montrer, de se regarder etc.


Il faudra d'ailleurs attendre la fin du XVIIIème siècle et la construction du Grand Théâtre de Bordeaux (1780) pour voir apparaître, en France, des salles à l'italienne à proprement parler. En fait, les théâtres qui furent construits antérieurement se placent dans un entre-deux, entre ces salles rectangulaires conçues dans le but de mettre en valeur le public et celles qui permettent une meilleure expérience de la représentation, principalement via les travaux sur la perspective par plans, qui est impossible sur un dispositif dit « bi-frontal » (où la scène est placée entre deux galeries de spectateurs).


Ces codes scénographiques seront adoptés par la bourgeoisie lorsque, à la faveur de la Révolution, celle-ci accroît son pouvoir politique. Ils vont logiquement reprendre ces codes hiérarchiques afin d'affirmer leur puissance et conserver cette mise en scène du pouvoir à travers la salle de spectacle. Il faut comprendre que la nouvelle autorité bourgeoise ne repose plus sur les mêmes valeurs que celle du roi, d'un monarque de droit divin : l'autorité royale, en effet, est soutenue par le pouvoir de l'Église, qui légitime l'accession du monarque au trône. La bourgeoisie, qui a fraîchement pris les rênes des nations européennes au moment des révolutions industrielles, doit affirmer son pouvoir par d'autres moyens que son pouvoir économique. C'est ainsi que le théâtre lui sert de piédestal pour se mettre plus ou moins directement en valeur au travers de la pratique artistique, un mécanisme qui va durer jusqu'au début du XXème siècle. Il est ainsi opportun que les gouvernements successifs s'intéressent aux arts vivants et offrent des moyens financiers pour leur développement, non pas pour obtenir un retour économique sur l'investissement mais parce que, d'une certaine manière, la promotion d'un certain type d'art sert leurs intérêts.


Les fluctuations entre les empires, les républiques et les monarchies au XIXème restent tous fidèles à cette logique : le théâtre, le lieu théâtral, est un moyen de se montrer et de montrer ses puissances économiques, intellectuelles, tout en prenant du plaisir et en offrant du divertissement aux classes populaires. Notons encore que les lieux de culture en France, jusqu'à la seconde moitié du XXème siècle, sont concentrés sur Paris -tout près du pouvoir central. Cependant, l'utilitarisme régalien du spectacle vivant ne permet pas vraiment le développement de la création. L'aspect artistique est secondaire et les spectateurs viennent davantage y faire la fête que suivre une histoire ou un propos. D'autre part, les conditions techniques ne permettent pas forcément de bien entendre et de bien voir les acteurs, chanteurs ou musiciens. Au fond du parterre, difficile de voir la scène : au mieux y entend-t-on vaguement ce qui se passe, et s'y développe, dit-on, un repère de « goujats » et de fêtards. Les conditions de création et de représentation des œuvres ne sont pas optimales. Les causes en sont très nombreuses, allant au-delà du fait que le rapport entre l'art et les spectateurs n'est plus du tout le même qu'aujourd'hui. Le public est -au moins jusqu'à la fin du XIXe ou du début du XXème- debout, bruyant, souvent alcoolisé, mais bien « vivant ».


Prenons un exemple, anecdotique, d'une salle de spectacles n'étant pas adaptée à la création artistique mais bien à la mise en valeur d'un pouvoir central, et capable de se plier en quatre pour satisfaire les volontés de ce pouvoir : l'opéra Garnier.


L'opéra Garnier, qui fut commandé par Napoléon III et dont la construction fut achevée en 1875, met en valeur l'importance d'être vu lorsque l'on se rend au théâtre. Le hall de l'opéra est conçu pour que toutes les personnes qui s'y trouvent puissent voir l'escalier principal qui mène à la salle -et ainsi voir les personnes qui montent les marches. La montée des marches des grands bourgeois est un événement en soi, et toutes les personnes qui passent par l'escalier principal savent qu'ils sont à la vue de toutes les autres personnes dans le hall. C'est une des pièces les plus richement décorées du bâtiment. Bien que l'opéra déborde de richesses visuelles (moulures, sculptures, or, marbre), les capacités de la salle, à son ouverture, en terme techniques et artistiques, ne sont pas magistrales et sont même plutôt en retard pour l'époque. Elle réussit le tour de force de passer pour assez « ringarde » tout en étant le plus grand bâtiment culturel jamais construit en France. En somme, l'opéra Garnier n'est pas en capacité d’accueillir pleinement les créations qu'il devrait. Difficile de lui prêter l'intention de servir l'épanouissement artistique.


L'opéra n'est absolument pas construit en l'honneur de l'art ou pour permettre la création de chef-d’œuvre, mais pour mettre en valeur la puissance de l'État français, que ce soit pendant ou après le règne de Napoléon III. Il regorge de salons privés et d'espaces qui ne sont pas destinés à la création des œuvres mais au divertissement de la haute bourgeoisie qui s'y rend -ce qui, pour le coup, n'est pas exclusif à l'opéra Garnier, toutes les grandes salles de l'époque répondant à pareilles attentes. Le Foyer de Danse et le Foyer de Chant, situés derrière la scène, dont les accès étaient surveillés et réservés aux abonnés de l'opéra Garnier, permettaient aux banquiers et industriels de l’époque de jouir « d'after » intimes et privés avec les jeunes premières. On y trouvait donc un public constitué d'hommes, venant à l'opéra pour assouvir leurs désirs sexuels. Ce sont précisément les classes bourgeoises qui favorisaient la construction des ces salles de spectacle qui viennent au sein de ces salons. Ce sont eux qui disposent du pouvoir et contraignent les danseuses et actrices à répondre aux demandes de ces grands bourgeois, au risque de perdre leur poste. Il s'agit, purement et simplement, de proxénétisme déguisé, dissimulé par l'art. La salle de spectacle a une multitude de finalités mais la dernière d'entre elles, semble-t-il, pour ses commanditaires, fut de servir des intérêts artistiques.


À titre comparatif, le Palais des Festivals de Bayreuth, dont la construction fur dirigée par Richard Wagner et qui fut inauguré un an après l'Opéra Garnier, en 1876, est totalement conçu pour la représentation scénique, dans le but d'apprécier la musique et ce qui se passe sur scène. Sa construction devait être temporaire, ce qui explique la sobriété de son décor. Néanmoins, le hall est volontairement minuscule car ce n'est pas, pour Wagner, dans le hall que l'art prend place. Lui voulait, logiquement dirions-nous avec le recul, que la partie centrale de l'opéra soit la salle, et non pas l'escalier d'entrée. Point non plus, ici, de salons particuliers pour satisfaire discrètement ses vicissitudes. L'architecture de la grande salle est réfléchie dans le but de disposer d'une acoustique particulière pour que la musique puisse être mieux perçue par le public, en exploitant toutes les connaissances de l'époque. Même si les techniques utilisées paraissent aujourd'hui relativement obsolètes, il faut saluer la volonté de créer un espace dédié à la création musicale et scénique qui prend vraiment en compte le point de vue du public. Celui-ci est d'ailleurs disposé face à la scène, entouré par des colonnes qui permettent d'accentuer l'illusion de profondeur de la perspective. La traditionnelle fosse d'orchestre est supprimée. Les musiciens sont placés sous la scène, ce qui permettait de supprimer à la fois la « pollution visuelle » due à la lumière nécessaire pour lire les partitions mais également de mieux entendre les acteurs et chanteurs. Les cuivres, percussions et autres instruments très bruyants qui sont placés au fond de l'orchestre se retrouvent alors derrière les acteurs, sous la scène. Cela permet ainsi au public de comprendre le texte, et donc de comprendre la trame de ce qui se joue, et finalement de trouver un intérêt à suivre l’œuvre en tant que telle.



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