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Sécurité globale, répression totale ?

par Virgil


Il serait peu dire que la proposition de loi « Sécurité Globale », élaborée depuis 2018 par Alice Thourot et Jean-Marc Fauvergue (LREM) et présentée en procédure accélérée depuis fin octobre, a déjà fait couler beaucoup d'encre. Vivement contestée par la Défenseuse des Droits, Claire Hédon, critiquée par de nombreuses sociétés de journalistes, amendée par certaines institutions internationales (dont l'ONU) et massivement rejetée par les mobilisations citoyennes ces derniers jours, elle a pourtant été votée presque en l'état par une majorité qui n'en finit plus de faire passer les lois qui fâchent à la hâte -et à la faveur d'un état d'urgence sanitaire fort commode pour limiter les possibilités de contestation. Parmi les mesures que cette proposition de loi contient, celle qui nourrit les plus grandes contestations (que les événements révélés par le média Loopsider ne devraient pas faire fléchir) est contenue dans son article 24, qui introduit une peine d'un an de prison et 45000€ d'amende en cas de diffusion d'images de policiers non-floutées si ces images « peuvent porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique ».


Si la mesure est déjà choquante en soi, dans la mesure où elle amende la loi de 1881 sur la liberté de la presse et introduit dans le droit un critère élastique à outrance, elle semble bien faire office de « chiffon rouge » pour détourner l'attention de mesures tout aussi répressives. Car le reste de la proposition de loi mérite tout autant qu'on s'y attarde : extension des pouvoirs de police municipale et des agents de sécurité privée, élargissement du recours à la vidéosurveillance, légalisation du recours au drone lors de manifestations publiques, extension du port d'armes hors-service pour les policiers, suppression des crédits de réduction de peine en cas d'agression d'un agent des forces de l'ordre... Tout, dans l'esprit de cette loi, concourt à resserrer les libertés publiques et à accroître le contrôle administratif -déjà particulièrement extensif- qui se normalise depuis le début du quinquennat. Une réforme à tiroirs qui interroge directement la stratégie de maintien de l'ordre de l'exécutif.


Que contient vraiment ce texte de loi et quel danger potentiel contient-il pour les libertés publiques ? Que signifie l'expression « sécurité globale », venue détrôner celle, originelle, de « continuum de sécurité » ? Enfin, qu'impliquent ces nouvelles mesures dans le policing à la française et quel avenir cela laisse-t-il augurer dans la politique de sécurité intérieure ?


La « sécurité globale », c'est quoi ?


Avant d'aborder les dispositions de ce projet, il nous faut en premier lieu explorer cette notion nouvellement publicisée de « sécurité globale », qui fait suite, dans la rédaction du rapport parlementaire, à l'expression initiale de « continuum de sécurité ».


Le continuum, dérivé du latin contineo (tenir ensemble) se définit comme un espace ininterrompu, un ensemble homogène divisible uniquement de manière arbitraire. Étendu au domaine de la sécurité publique, il forme la doctrine selon laquelle tous les acteurs de la sécurité (publique comme privée) participent ensemble, en synergie, au maintien des conditions de la sécurité (que l'on nomme également « co-production de sécurité »). La naissance d'un concept tel que celui du continuum est éminemment moderne en ce qu'il exige, comme condition matérielle d'existence, la présence d'acteurs diversifiés impliqués dans la coproduction de sécurité, au premier plan desquels on distingue la gendarmerie et la police nationale (gérées par l’État), la police municipale (gérée par les municipalités) et la sécurité privée, dont l'existence dépend, par définition, d'un marché de la sécurité. Cette hétérogénéité, due à la fois à la décentralisation de l’État, à la demande de réponses locales spécifiques en matière de délinquance et de criminalité et à la pression budgétaire concernant le financement des actions de l’État, a généré et génère de nombreux débats juridiques, politiques et institutionnels, tant sur le plan de leur caractérisation spécifique que de leur régime, de leurs attributions et du rôle que chaque acteur se voit confier -et ses limites.


La marge entre sécurité intérieure et extérieure semble devenir, dans les réformes récentes en matière de police, de plus en plus poreuse.

En outre, l'expression « sécurité globale » fait écho à une autre évolution sur le plan de la sécurité nationale : l'effacement de la distinction entre sécurité intérieure (la lutte contre les crimes et délits et l'application des lois sur le territoire) et la sécurité extérieure, ou Défense (la lutte contre les menaces pouvant mettre en danger le territoire national). Du fait de la montée en puissance de menaces transnationales accroissant constamment leur capacité à transgresser les frontières géographiques, notamment en matière de cybersécurité et de terrorisme, rendant ainsi difficile la délimitation de « safe zones », la marge entre sécurité intérieure et extérieure semble devenir, dans les réformes récentes en matière de police, de plus en plus poreuse. Le déploiement de forces militaires sur le territoire en vertu de la mission Sentinelle atteste également de l'atténuation de la distinction.

La lutte contre le terrorisme semble notamment de plus en plus prégnante dans les discours politiques. Pour preuve, sur toute la durée des réunions en commission des lois, en préambule de la présentation de la loi de sécurité globale à l'Assemblée, et alors que ce texte ne contient que très peu de dispositions spécifiques à la lutte anti-terroriste, les débats ont été constamment parasités par le souvenir de l'attentat de Nice du 29 octobre dernier et la multiplication des hommages au travail de la police qui, de l'avis de la grande majorité des députés présents, risquent « chaque jour » leur vie dans l'exercice de leur mission – ce qui, sans nier la difficulté de certaines missions de maintien de l'ordre, peut sembler disproportionné eu égard aux statistiques sur le nombre de décès survenant chaque année lors de missions de police ou de gendarmerie (13 en 20181). Peu de mots, en revanche, au sujet des facteurs internes expliquant la surreprésentation du nombre de personnes mettant fin à leurs jours au sein de ces corps (68 pour la même année 2018, selon le Ministère de l'Intérieur).


A l'instar de nombreux autres débats publics dans le contexte de lutte anti-terroriste, la proposition de loi « Sécurité Globale » semble aller dans le sens d'une continuation entre missions de Défense, missions de maintien de l'ordre et missions de lutte contre la délinquance. Une déviation d'autant plus importante que, s'inscrivant dans une tendance globale de baisse des ressources de l’État, elle pose comme nécessaire l'inclusion des forces de sécurité privée (agents de sécurité et industries technologiques) dans la politique nationale du maintien de l'ordre.


Vers une « coproduction de sécurité »


La promotion du modèle du « continuum de sécurité » -ou de la « sécurité globale »- n'est pas exclusive à la France ; mais au regard de l'organisation de la police française, très centralisée et subordonnée à l’État, ce modèle y trouve des spécificités propres. La « sécurité globale » se définit d'abord par ce qu'on appelle la pluralisation du policing, c'est-à-dire l'inclusion d'une multiplicité d'acteurs autres que la police nationale dans le maintien de l'ordre et la coproduction de sécurité. Le continuum de sécurité « consiste officiellement à faire intervenir les agents de la police municipale, des services de sécurité internes des entreprises et ceux des sociétés de sécurité privée au soutien des forces de sécurité intérieure. Ce mouvement […] prétend, à terme, ''dessiner une sorte de cogestion de la sécurité intérieure entre les acteurs publics (État, communes) et un marché privé très lucratif'' »2.


A cet égard, la proposition de loi présentée par Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue s'inscrit indubitablement dans l'air du temps, puisqu'elle contient dès son article premier des dispositions élargissant les attributions des policiers municipaux, et abonde largement en faveur d'un renforcement des prérogatives accordées à la sécurité privée -pour laquelle un encadrement plus strict est également proposé.


Cette mesure s'inscrit, là encore, dans une tendance de fond clairement favorable à une participation accrue de la police municipale dans le volet répressif

Concernant la police municipale, la dernière proposition de loi prévoit notamment, « à titre d'expérimentation », un élargissement des prérogatives normalement réservées à la police nationale à ces agents communaux, notamment en matière de verbalisation d'infractions. Cette disposition s'est avérée être globalement bien accueillie par les parlementaires lors des débats et sera probablement bien accueillie par un certain nombre de municipalités, dans la mesure où les questions de sécurité sont devenues un enjeu attractif -et électoral- fort pour les communalités3. Cette mesure s'inscrit, là encore, dans une tendance de fond clairement favorable à une participation accrue de la police municipale dans le volet répressif des dispositifs de maintien de l'ordre, que la question du port d'arme avait notamment mis en lumière - avant de se normaliser.


Cette « expérimentation », pourtant dûment débattue par les parlementaires, n'a pas beaucoup retenu l'attention des commentateurs et mérite qu'on s'y penche. En confiant des missions étendues aux fonctionnaires municipaux - et aux agents de sécurité, la majorité espère mettre en place un modèle « complémentariste » sur le terrain, permettant de soulager le travail de la police nationale et lui permettre, en même temps, de se recentrer sur d'autres aspects de son métier -notamment sur des « missions qui bougent », plus valorisées par les agents du policing4 que les missions « plantes vertes » qu'on voudrait déléguer aux polices du quotidien- qui ne sont pourtant pas, loin de là, le sens de son activité première. Le risque est qu'à un modèle « complémentariste » finisse par se substituer un modèle « substitutif »5 et une hiérarchisation intériorisée de la valeur des agents de la sécurité, comme le laisse penser le projet de création d'une police « municipale » parisienne.


« Dans l'ensemble, même si leurs pouvoirs répressifs sont limités, voire nuls, ces « nouveaux » métiers de la sécurité échouent donc à valoriser la composante préventive du travail de sécurité publique. Sauf à considérer les médiateurs, qui, seuls, semblent échapper au tropisme policier, on peut même dire des forces municipales, privées et hybrides qu'elles s'éloignent toujours plus, à mesure qu'elles se développent, d'une stratégie résolument tournée vers la prévention, la résolution des problèmes et le tissage de liens de confiance avec la population. […] Au prétexte d'un recentrage sur leur « cœur de métier » (intervention réactive, arrestation, enquête), ils semblent au contraire profiter de la pluralisation des forces non pas seulement pour se décharger des tâches dites indues, mais plus largement pour se désengager de cette présence préventive et régulatrice des troubles qui constitue pourtant l'essence même du travail policier de voie publique »6


L'extension de ces prérogatives pose d'autres difficultés. Premièrement, il faut s'interroger sur la qualité du recrutement et de la formation, puisqu'il est « difficile de considérer que les exigences afférentes au recrutement et à la qualité de la formation de ces agents sont identiques à celles qui s'imposent aux agents de la force publique »7. En deuxième lieu, les agents de police municipale, comme les agents de sécurité vis-à-vis de leurs supérieurs, ont a priori une distance hiérarchique avec la municipalité bien plus courte que les agents de police nationale, accroissant d'autant le risque d'instrumentalisation de leur action à des fins politiques – ce point, pourtant soulevé lors des débats par l'opposition, a sans surprise été brutalement évacué par la majorité. Enfin, il est prévu que les policiers municipaux adressent directement leurs procès-verbaux aux procureurs de la République : au-delà du risque de concurrence avec les officiers de police judiciaire qui occupaient auparavant seuls ce rôle, on risque, en vertu d'une volonté de rendement de la part d'élus, de faire basculer les agents municipaux dans une « politique du chiffre » en décalage avec leur fonction préventive et, in fine, de créer une inflation forte du nombre de procès-verbaux à traiter, quitte à engorger davantage le bureau des procureurs.



Le cas (très) particulier de la sécurité privée

Le secteur de la sécurité privée n'est pas en reste, concernant principalement les agents de sécurité déployés, la plupart du temps, pour des missions de gardiennage. Considérés généralement comme des forces auxiliaires venant en soutien des forces de l'Etat, les métiers de la sécurité privée sont variés (surveillance de magasin ou de lieux, protection rapprochée, transport de fonds, investigation privée...) et employaient en 2018 en France plus de 160.000 personnes pour un chiffre d'affaires global proche des 8 milliards d'euros8. Réglementés par la loi « fondatrice » du 12 juillet 19839 qui mettait ainsi fin aux « milices patronales », il est peu dire que ce secteur représente un marché extrêmement lucratif et étonnamment peu réglementé malgré l'existence d'un CNAPS (Conseil National des Activités Privées de Sécurité) régulièrement critiqué. Les commandes publiques représentent 30% du chiffre d'affaires global10 et semblent être, de l'aveu du Groupement des Entreprises de Sécurité (GES), en « constante augmentation ».


Souhaitant inclure dans le « continuum » les activités de sécurité privée -une mesure qui ravit évidemment les entrepreneurs du secteur- avec pour double objectif de mieux réglementer l'activité privée et de lui confier davantage de responsabilités dans l'activité répressive, la loi sécurité globale pourrait redessiner durablement le recrutement et les missions de ces agents.


En ce qui concerne la formation et le recrutement des agents, le projet de loi prévoit des avancées importantes pour ce secteur, régulièrement soupçonné de faire concurrence aux forces régaliennes tout en étant insuffisamment contrôlé. Le procédure d'attribution d'une carte professionnelle, obligatoire depuis 2009, semble en effet aisée et la formation des agents très ténue : en 2019, le CNAPS déclarait ne refuser l'attribution que dans 4% des dossiers déposés, les acceptations de délivrance étant en moyenne traitées en une semaine. La formation continue, elle, ne représente que 7 à 52h de modules par agent tous les cinq ans. Bien peu, donc.


Dans cette optique, un renforcement des conditions de recrutement et de formation est préconisé par Jean-Michel Fauvergue -dont on a appris récemment qu'il avait lui-même, innocemment sans doute, fondé en 2018 sa propre société de conseil et de formation auprès des entreprises de sécurité. Seront donc exclus de la possibilité d'exercer les personnes détentrices d'un titre de séjour présentes depuis moins de cinq ans en France ou ne justifiant pas d'un bon niveau de français. En revanche, est introduite une exception pour les retraités de la police nationale, leur permettant de cumuler leur salaire avec leurs pensions de retraite s'ils se reconvertissent comme agents privés -une mesure qui bénéficiait déjà aux anciens militaires. Enfin, les articles 10 et 11 interdisent automatiquement l’exercice d’une activité privée de sécurité à toute personne condamnée pour un motif grave -ce qui laisse entendre que ce n'était pas le cas avant.


Du côté des missions, la proposition de loi ouvre aux agents de sécurité le droit à la constatation par procès-verbal de dégradations ou de délits mineurs, et « supprime l’habilitation et l’agrément nécessaires pour que les agents de sécurité privée procèdent à des palpations de sécurité ». D'autre part, l’article 14 permet au préfet d’autoriser les agents de sécurité privée, à titre exceptionnel, à exercer des missions de surveillance sur la voie publique contre les actes terroristes, dans la continuité de celles qu’ils exercent déjà en matière de surveillance contre les vols, dégradations et effractions.


Cette extension des compétences des agents de sécurité illustre parfaitement leur inclusion dans un continuum de sécurité, réclamée depuis des années par les entrepreneurs du secteur de la sécurité11, renforçant par là même le modèle « substitutif » évoqué précédemment. Il est évident que ces dispositions abondent dans le sens d'une tendance d'obsession sécuritaire, permettant d'agréger des agents pourtant peu formés à des missions de police, même mineures, et ce à moindres frais pour l'Etat. Le risque étant, bien évidemment de nourrir davantage encore la progression d'un marché privé – donc, par définition, à but lucratif - pourtant peu adapté à une égalité des citoyens dans l'accès à la sécurité, puisque leur présence n'est due qu'aux ressources engagées par des entreprises en des points par définition limités.



Quid des libertés publiques ?


Si les points que nous venons d'aborder illustrent surtout une tendance, plusieurs dispositions de cette loi semblent, elles, franchir un cap très net dans la fièvre sécuritaire de la majorité actuelle, au détriment des libertés publiques et de la sécurité (paradoxalement) des citoyens.


Dans un climat où les cas de violences policières provoquent une émotion particulière, l'exécutif se caractérise par une stratégie de dissimulation ne pouvant qu'accroître la suspicion envers la politique de maintien de l'ordre française.

La question de l'application du fameux article 24 est sans doute celle qui fait le plus débat, à tel point qu'Emmanuel Macron a du rappeler à l'ordre ses ministres ce lundi 30 novembre12. Textuellement, elle n'interdit pas la diffusion d'images de policiers en exercice, mais elle a pour ambition d'imposer le floutage des visages des agents afin que ne soient pas utilisées des images « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à [leur] intégrité physique ou psychique » et ainsiles préserver de représailles éventuelles – ou, pour le dire avec la formule favorite du ministre Darmanin, de « protéger ceux qui nous protègent ». Cette précision est importante, en ce qu'elle constitue le point d'amarrage principal et la pirouette majeure de la ligne de défense gouvernementale.


Dans les faits, en revanche, il est difficile de ne pas partager les inquiétudes des opposants au texte. D'abord parce que, dans un climat où les cas de violences policières provoquent une émotion particulière, l'exécutif se caractérise par une stratégie de dissimulation ne pouvant qu'accroître la suspicion envers la politique de maintien de l'ordre française. Si, à ce sujet, J-M Erbès13 écrivait que « l'Etat centralisé n'est nullement enclin à favoriser la transparence de l'institution policière », on pourrait ajouter qu 'il « est difficile de ne pas interpréter ces décisions comme une inquiétante volonté de « casser le thermomètre » »14.


Lors des débats, il fut maintes fois reproché au texte -et en premier lieu par la Défenseuse des droits – d'élaborer un critère juridiquement inqualifiable eu égard à son caractère plus que flou : comment caractériser une volonté « manifeste » de porter atteinte à « l'intégrité psychique » d'un agent ? Dans les faits, c'est un juge, en dernier ressort, qui peut en statuer. Or, entre le moment où l'image est captée et le moment où le juge rend son avis, non seulement on a pu empêcher le capteur d'images de les prendre ou de les diffuser (arrestation préventive, entrave à la liberté d'exercer...), mais en plus celles-ci sont devenues obsolètes ou, du moins, en retard sur l'actualité, permettant de déporter dans le temps la révélation de scènes « choc ». Quand bien même la technologie permet de stocker et diffuser des vidéos depuis des serveurs étrangers -et donc pas concernés par la loi française-, ne nous y trompons pas : il s'agit bien là d'une stratégie dissuasive visant à intimider, outre les journalistes, les citoyens tentés de filmer puis de diffuser des interventions leur semblant déborder le cadre légal de l'action policière, dans un contexte où c'est pourtant grâce à ces vidéos qu'ont été révélés nombre de scandales. L'inquiétude soulevée par des observateurs tels que RSF, Amnesty, La Quadrature du Net, la Défenseuse des droits ou l'ONU elle-même semble ainsi parfaitement appropriée.


D'autre part, et quoi que l'on puisse personnellement éprouver envers la police et ses conditions de travail, le métier de policier, en tant que fonctionnaire public, ne peut s'exercer en démocratie qu'à visage découvert, car cette transparence est la condition même de la légitimité de la force publique que le citoyen concède à l’Etat. A de très nombreuses reprises, il fut observé que des policiers dissimulaient leur visage derrière des cagoules ou des casques de moto opaques, ou n'arboraient pas leur RIO (matricule individuel), dont le port est pourtant imposé par la loi, sans que cela n'émeuve particulièrement les pouvoirs publics. La question est pourtant cruciale, parce que c'est précisément l'identification des forces publiques qui conditionne leur activité ; sans quoi, des observateurs avisés pourraient sans malice faire remarquer qu'un contrôle administratif total des opposants par une police « secrète » tendrait à faire dangereusement flirter le « pays des droits de l'homme » avec une tentation totalitaire. En plan large, le parti-pris gouvernemental de favoriser la dissimulation des exactions policières plutôt que de repenser le modèle policier et questionner le fond du sujet sécuritaire (notamment les conditions sociales et structurelles de « l'ordre ») ne peut amener qu'à envenimer un débat crucial et accroître davantage la défiance entre la police et une population qui semble de plus en plus critique de son action.


Enfin, de quelque côté que l'on arpente cette proposition, on ne peut y trouver, dans sa justification, qu'une pure démagogie. L’État, incapable de contraindre ses troupes à agir à visage découvert dans les contextes de tension, semble céder de cette manière aux demandes des syndicats corporatistes (un « État dans l’État » disent certains) en troquant grossièrement, dans une faiblesse éclatante, ses ordres contre une garantie d'anonymisation fondamentalement anti-démocratique. Gérald Darmanin eut à s'expliquer plusieurs fois sur cette mesure devant nombre de députés dubitatifs et à démontrer l'intérêt, dans les faits, de l'article 24. A chaque fois, il ne put trouver qu'un exemple dans l'histoire récente : l'attentat de Magnanville (2015)... dont il déclara pourtant dans le même temps qu'« on ne sait pas si ce sont les images des réseaux sociaux qui ont fait naître ou pas cet attentat » - et pour cause, puisqu'il est avéré qu'il s'agissait d'une bourde du renseignement qui avait laissé fuiter plus de 2500 adresses de policiers15. Ce qui est le plus consternant, finalement, c'est que malgré le vide absolu de l'argumentaire du ministre Darmanin, celui-ci n'ait qu'à jouer sur le registre de l'émotion et de l'hommage pour se faire applaudir de l'Assemblée. Un symptôme de plus d'une ligne politique littéralement creuse en la matière, d'une stratégie absente et d'un déficit idéologique tragique chez ceux à qui l'on confie la responsabilité de « gouverner ».


Et après ?


Si l'article 24, comme nous venons de le montrer, souffre d'un manque de clairvoyance incontestable, peut-on en dire autant du reste de la proposition de loi eu égard aux possibilités que celle-ci ouvre aux politiques répressives à venir ? La création ex nihilo d'un cadre juridique pour réglementer l'usage de drones de surveillance, par exemple, pose énormément de questions.


Bien loin de résoudre les problèmes posés par l'usage de ces dispositifs, la loi sécurité globale ne fait que donner un cadre juridique à l'usage de drones.

Alors que ceux-ci étaient, malgré l'absence de cadre d'emploi légal, régulièrement déployés lors des manifestations depuis le début de l'année -puis dans le cadre du déconfinement sanitaire-, l’État avait été sommé par le Conseil d'Etat, après saisie par la Quadrature du Net16, de suspendre l'usage de drones « du fait [que] la possibilité de zoomer et d’identifier des personnes physiques, les dispositifs utilisés par la préfecture de police de Paris étaient soumis aux règles protégeant les données personnelles. Il a jugé que ces drones étaient utilisés en dehors du cadre prévu par la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 et portaient une atteinte « grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée »17. En dépit de cet avis, l’État n'avait pas cessé d'employer ces caméras aéroportées dont l'usage illégal a pu être documenté18, tandis que la CNIL (Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés), pourtant saisie, ne donnait semble-t-il aucun signe de vie à ce sujet. L’État s'est donc, en somme, rendu coupable d'employer des dispositifs incontestablement liberticides sans aucun cadre légal pour des motifs « sécuritaires ».


Bien loin de résoudre les problèmes posés par l'usage de ces dispositifs, la loi sécurité globale ne fait que donner un cadre juridique à l'usage de drones afin de les rendre inattaquables et de normaliser leur déploiement. Et c'est ainsi que pourront circuler, sans contrôle extérieur à l'administration policière, des caméras aéroportées dont on ne pourra ni savoir ce qu'elles filment, ni pourquoi elles le font. Gare à bien tirer les rideaux devant vos fenêtres... Au-delà des atteintes à la vie privée -y compris s'il vous filme dans la rue-, le risque est que ces caméras aéroportées soient déployées lors de manifestations, moments politiques par excellence de la vie citoyenne, et employées aux fins d'identification que la reconnaissance faciale permet et qui pourrait se généraliser. Or, la démocratie n'est pas le régime du soupçon, mais celui de la responsabilité et du droit à la vie privée (dont fait partie le droit d'opinion). Surgit alors cette petite question de science politique : comment nomme-t-on un régime qui cherche, en même temps qu'il dissimule et couvre notoirement les exactions de ses forces d'intervention, à légaliser des dispositifs de fichage militant … ?


« L'une des spécificités de l'ère sécuritaire est la recherche effrénée de la prise en charge du contrôle par les dominés eux-mêmes, [afin de] faciliter la surveillance généralisée et d'optimiser le coût du contrôle qui ne cesse de croître pour les Etats et les classes dominantes » (Mathieu Rigouste)


Puisque l'on parle du « monde d'après », on conclura ce point par une digression sur l'avenir. Car dans le domaine de la sécurité, derrière les réformes politiques (69 ces trente dernières années!) se tient inévitablement l'industrie. On évoquait tout à l'heure la sécurité privée en parlant de ses agents ; mais circonscrire ainsi le domaine, c'est mettre de côté le volet de la recherche technologique, qui est pourtant un mastodonte dans le marché mondial -et un secteur dont l'activité, vu l'actualité, ne semble pas près de s'essouffler et qui revendique un taux de croissance annuel de 7% -, à tel point que des salons lui sont consacrés annuellement, « supermarchés de la sécurité » nourrissant chaque année, au fil des innovations, l'esprit des réformes sécuritaires. Gérard Collomb, alors ministre de l'Intérieur, révélait en ouverture du salon Milipol de 2017 que l’État souhaitait d'ailleurs doubler le chiffre d'affaires du secteur à l'horizon 202519, ce qui accrédite l'analyse de Mathieu Rigouste, spécialiste de la police, qui affirmait que « la police pense et est pensée par l’État en collaboration avec les industriels ». Il serait, à ce sujet, intéressant d'évaluer à quel degré la technophilie des responsables politiques influence leur stratégie globale de sécurité.


On aurait tendance à croire que le secteur répond aux commandes publiques et crée des dispositifs adaptés en fonction des volontés politiques ; pourtant, c'est souvent l'inverse qui se produit. On sous-estime largement la capacité d'influence des lobbys industriels dans le domaine, et leur force de persuasion pour équiper les forces d'intervention des « gadgets » répressifs dernier cri. Rigouste écrit encore : « [Des groupes de travail] fonctionnent en amont des décideurs institutionnels et réunissent des « opérateurs de terrain », des industriels, des chercheurs et des universitaires. « On mouline tout ça et, quand on a une solution, ça part vers les niveaux hiérarchiques, qui décident oui ou non », explique le directeur de la communication du Gicat [Groupement des industries françaises de défense et de sécurité]. Loin des fictions néolibérales sur la libre concurrence du marché, les géants industriels semi-publics illustrent la « consanguinité » de l'Etat et des grandes entreprises françaises de défense et de sécurité ».


L'objectif : alimenter un big data de la tranquillité publique

Ainsi, les « armes idéales » du futur sont, pour la plupart, déjà dans les cartons. Parmi les plus inquiétantes, les polices robotiques, encore limitées, ont le vent en poupe. Les armes « intermédiaires », elles, sont fonctionnelles : machines à employer le son ou les rayonnements, canons à infrasons et autres lasers incapacitants sont déjà utilisés, depuis plusieurs années, dans plusieurs pays (Israël, Etats-Unis). A cet égard, le modèle du « policier connecté » semble faire fantasmer nombre de responsables politiques, comme en atteste le déploiement massif de caméras-piétons, de tablettes, de drones ou de nanodrones -un déploiement d'autant plus massif, à l'avenir, que la réforme actuelle en définit les cadres d'emploi. Autre cheval de bataille de l'industrie : la capacité prédictive de la police, permise grâce à l'usage massif de la vidéosurveillance, couplé à la collecte de données personnelles (déjà massivement pratiquée) et à des mécanismes de déduction humains ou artificiels. L'objectif : « alimenter un big data de la tranquillité publique » (Caroline Pozmentier). Un panoptique sécuritaire dont la défense, par ses partisans, se résume à ce sophisme à la mode : « il n'y a rien à craindre si vous n'avez rien à vous reprocher ». Au mépris, simplement, des libertés publiques. Bienvenue dans l'ère du soupçon, époque obsédée par sa propre sécurité, qui, déjà, essentialise la déviance et remplace, y compris le droit, la culpabilité par son hypothèse et la dangerosité par sa possibilité.

Conclusion


Au terme de ce panoramique sur la « loi sécurité globale », en passe d'être adoptée, ce qui frappe le plus, au-delà du recul inquiétant des libertés publiques qu'elle provoquerait, est le manque flagrant de stratégie de fond en matière de sécurité publique. L'enclenchement de la procédure accélérée pour une réforme de ce type, en plein confinement, suggérait déjà l'empressement du gouvernement et sa volonté de fermeture du débat, dans la mesure où un tel agenda empêchait toute saisie du Conseil d'Etat, toute étude d'impact et tout débat de fond parlementaire. Un débat parlementaire qui fut d'ailleurs, tant en Commission des lois que sur les bancs de l'Assemblée, intoxiqué par les « hommages républicains » et autres rappels à l'attentat de Nice (ou de Magnanville), une tactique du pathos empêchant sciemment toute possibilité de contradiction.


Il faut bien observer que l'extension des pouvoirs de la police municipale et des agents de sécurité privée (le fameux continuum de sécurité) ne transforme pas radicalement la politique de maintien de l'ordre ; il permet au contraire, à moindres frais, d'étendre à tous les corps impliqués une stratégie répressive du flag, de l'intervention, et une politique du chiffre qui ont pourtant montré leurs limites et leurs impasses ces dernières années. Faut-il le rappeler : la délinquance du quotidien est en diminution (et non en augmentation, n'en déplaise aux zélotes de « l'été Orange mécanique ») et les missions de la police ne sont pas, en premier lieu, de réprimer mais de prévenir les incidents, en désamorçant, en amont, les velléités délictueuses. Ce désamorçage ne devrait pas être envisagé par le tout-sécuritaire et la surveillance permanente si l'on tient à la démocratie ; il se fait par le contact quotidien, par la résolution des problèmes et le tissage de liens de confiance avec la population.


En passant si brutalement des réformes qui concernent pourtant l'ensemble de la population, le gouvernement s'obstine à penser que la répression est la seule solution aux maux économiques et sociaux qui génèrent la délinquance ; d'autre part, en cherchant à dissimuler les violences policières et à encourager une société de surveillance, il ne résout en rien, voire aggrave, le déficit de confiance que la population accorde à ses forces de police, et délégitime, en dernier lieu, la force qui leur est confiée. Car il n'est pas dit non plus que cette réforme favorise le travail de la police. En autorisant les agents à rester armés dans des lieux publics (art. 25, sans doute le point le plus brûlant de l'ensemble de la proposition et pourtant le plus discret), l’État concède que ses policiers, déjà surmenés et mal formés, seront, en tous lieux, en tout temps, en « responsabilité ». En cherchant à flouter les violences policières, il vicie le puits dans lequel s'accumulent les soupçons à l'encontre des forces d'intervention et fracture la confiance somme toute « républicaine » permise par le caractère public des missions de ses agents. En ôtant tout crédit de réduction de peine à ceux qui se rendraient coupables d'une quelconque agression -et on sait qu'en cette période, il en faut très peu pour être condamné-, le gouvernement sur-criminalise des gestes militants et risque de rendre d'autant plus illégitime la mission d'une police déjà sous le feu des critiques.

En définitive, il n'a jamais été question que cette loi soit débattue. Comme on pouvait le craindre, cette proposition est un « fourre-tout » bien commode agrémenté d'un article brûlant, l'article 24, permettant de servir de « chiffon rouge » pour distraire les citoyens du contenu qui l'entoure. Pourtant, elle laisse préfigurer un « tout-sécuritaire » qui n'est rien d'autre qu'une absence de stratégie à long terme, qui n'a plus que la technophilie comme imagination, l'indignation comme argument et l'industrie comme sein. Cette dernière, en revanche, peut se frotter les mains : car derrière le déploiement de caméras supplémentaires, de drones, d'armements ou de logiciels de traitement de données en « temps réel », derrière le déploiement d'agents de gardiennage aux pouvoirs augmentés à dessein, c'est en définitive un marché juteux qui continue à croître pour son propre bénéfice.



Photo de couverture : Policiers masqués lors d'une manifestation le 12 septembre 2020 à Paris (source : La Croix, 13/9/2020)


1« Est-il vrai qu'en France il y a autant de policiers et gendarmes tués que de personnes... », Libération, 9 juin 2020

2 Cahn O., « Un Etat de (la) police »,Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2019/4 n°4, pp. 975-996

3 Malochet V., Ocqueteau F., « Gouverner la sécurité publique. Le modèle français face à la pluralisation du policing », in « Gouvernement et action publique », Presses de Sciences Po, 2020/1 vol.9 pp. 9-31

4 Malochet V., op.cit.

5 L. Mucchielli, « L'évolution des polices municipales en France : une imitation des polices d'Etat vouée à l'échec ? » Déviance et société, 2017/2 (vol 41), p.239

6 Malochet V., op.cit.

7 Cahn O., op.cit.

8 Données disponibles sur le site internet du GES

9 Paulin C. «Il y a plus de trente ans était votée la loi du 12 juillet 1983 », Sécurité & Stratégie, février/avril 2014, n° 15, pp. 41-51

10 Enquête de branche "sécurité et prévention" pour l'année 2018

11 Célet J-P, « Le renforcement de la régulation, clé de voûte du continuum de sécurité », Sécurité et stratégie, 2018/1

12 « Loi sécurité globale : la majorité recule, Macron recadre Darmanin », Le Monde, 1er décembre 2020

13 Ancien inspecteur général de l'administration, cité in Cahn O., op cit.

14 Cahn O., op.cit.

15 « L'enquête sur l'attentat de Magnanville révèle des fuites au sein de la police », Mediapart, 11 avril 2018

16 « Nous attaquons les drones de la police parisienne », La Quadrature du Net, 4 mai 2020 [en ligne]

17« Suspension de l'utilisation des drones pour contrôler le déconfinement... », communiqué de la CNIL 18 mai 2020

18 « Drones en manifestation, la Quadrature contre-attaque », La Quadrature du Net, 26 octobre 2020 [en ligne]

19 Rigouste M., « La police du futur. De la surveillance généralisée à l'autocontrôle », Revue du crieur, 2018/2 n°10, pp. 32-47



Pour aller plus loin


Cahn O., « Un Etat de (la) police », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2019/4 n°4, pp. 975-996


Favre P., Jobard F., « Maintien de l'ordre », in Fillieule et ali, Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po, 2020, pp. 357-363


Haas P., Atlas de la sécurité. Panorama économique du marché de la sécurité, Paris, Technopresse, 2018


Lemaire E., L'Oeil sécuritaire. Mythes et réalités de la vidéosurveillance, Paris, La Découvert, 2019


Malochet V., Ocqueteau F., « Gouverner la sécurité publique. Le modèle français face à la pluralisation du policing », in « Gouvernement et action publique », Presses de Sciences Po, 2020/1 vol.9 pp. 9-31


Malochet V., « Les polices municipales, les maires et les transformations du paysage français de la sécurité publique », Les Cahiers de la sécurité, n°26, pp 30-39, 2013


Mucchielli L., « L'évolution des polices municipales en France : une imitation des polices d'Etat vouée à l'échec ? », Déviance et société, 2017/2, vol 41, pp. 239-271


Ocqueteau F, La « sécurité globale », une réponse à la menace terroriste ? , Paris, La Documentation française, « Regards sur l'actualité », pp. 49-60


Rigouste M., « La police du futur. De la surveillance généralisée à l'autocontrôle », « Revue du crieur », 2018/2 n°10, pp. 32-47


Rigouste M. La Domination Policière, La Fabrique, Paris, 2012

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