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[Dossier] Petite histoire des pol. culturelles - Quatrième ép. : libéralisation et transformations

Dernière mise à jour : 7 déc. 2020

Les effets de la libéralisation du marché de l'art sur la création artistique


par Vassili



Jusqu'au XIXe siècle, l'activité artistique est très liée aux pouvoirs, qu'ils soient politiques ou religieux : à la fois par le mécénat, qui connecte directement les artistes aux aristocrates, et par divers édits ou des décrets nationaux, par exemple ceux de 1548 ou 1807, par lesquels l'Église ou l’État s'applique à censurer l'expression artistique. Le théâtre est un outil dont le pouvoir use pour se mettre en valeur, mais peut également devenir un contre-pouvoir potentiel qui se doit d'être muselé s'il déborde l'ordre social. L'expression artistique au XIXe est ainsi marquée par une censure très forte et les censeurs ont un pouvoir très important. Pour ne citer que les cas les plus connus, la censure s'exerce sur tous les arts, s'attaquant également à la poésie (à Baudelaire, par exemple) et au roman (Madame Bovary en fait les frais).


La libéralisation du théâtre va faire péricliter cette censure et ouvrir définitivement les arts vivants aux lois du marché économique. Hormis durant les périodes d'union sacrée (pendant les conflits armés), la culture est relativement délaissée par les autorités publiques. Il subsiste bien évidemment de la censure, l'art restant utilisé à des fins politiques et comme arme de propagande. Mais la création théâtrale va apprendre à se réguler par le biais de l'économie libérale. Un nombre très important de salles ouvrent à Paris ; le vaudeville, aboutissement commercial du drame bourgeois, enfle et prend de plus en plus de place dans les théâtres aux cotés des mélodrames. La production théâtrale fait le choix de vouloir être rentable. On produit donc beaucoup : il faut que ça marche, il faut que ce soit une source de profits, et la création théâtrale, comme le reste de la société, s'industrialise. On assiste alors à un grand bourdonnement théâtral. Beaucoup de pièces sont jouées, peu sont réussies, les théâtres ouvrent et ferment à la chaîne en fonction des recettes. Le théâtre devient alors un bien de consommation permettant le divertissement d'une partie de la population.


Si la surproduction mène bien évidemment à des pièces souvent similaires, rappelons néanmoins que l'originalité n'est pas le sacerdoce de la création artistique

Jusqu'alors, les artistes étaient contraints par des moyens financiers mais n'étaient pas obligés de répondre à une demande de rentabilité économique. Cette variation dans la finalité de la création constitue un véritable tournant dans le monde artistique. Si on réalise une œuvre avec une visée économique, dans le but qu'elle rapporte de l'argent à son auteur, à ses acteurs ou au théâtre, le rapport entre l'artiste et sa création n'est plus le même et se trouve contraint par des externalités qui n'ont, finalement, que peu de rapport avec l'art. Si la surproduction mène bien évidemment à des pièces souvent similaires, rappelons néanmoins que l'originalité n'est pas le sacerdoce de la création artistique. On a cherché à toutes les époques certaines caractéristiques qui ne faisaient pas obligatoirement primer le réalisme, le beau ou encore moins l'originalité. Les histoires que raconte Racine, par exemple, ne sont pas originales puisque ce sont celles de mythes âgés de plus de deux mille ans. Au Moyen-Âge, on attend d'un peintre qu'il puisse représenter une image métaphorique du paradis, des enfers, quitte à faire fi de la réalité telle qu'elle était perçue. À la Renaissance et dans la période classique, on attendait de Raphaël ou de Michel-Ange une perfection des corps et des perspectives, en ne prêtant aucune attention à l'originalité de l'oeuvre. Cette logique est encore présente au XIXe.


Le Salon participe activement à la censure en refusant ou acceptant certains artistes et certaines créations sur des critères stricts

Concernant la peinture et la sculpture, dont il n'a pour l'heure guère été question dans ce dossier, les œuvres picturales des artistes aux Beaux-Arts sont notamment présentées lors du « Salon ». Mis en place au XVIIe siècle lors de la création de l'académie royale de peinture, sa première manifestation a lieu en 1673. A partir de 1817, l'académie se transforme et devient les Beaux-Arts. Au Salon, on présente des œuvres académiques, qui répondent à une sorte de cahier des charges que ce soit sur les sujets ou sur la forme des représentations. Le Salon ne pousse pas les peintres à l'originalité : au contraire, il bride la création picturale dans une logique conservatrice. Ainsi, les grands artistes du XIXe qui cherchent de nouveaux sujets, Réalistes (Gustave Courbet, par exemple) comme Impressionnistes (Claude Monet, entre autres) ne sont pas présentés dans cette institution. Pourtant c'est bien celle-ci, créée par Louis XIV, qui donne du crédit aux artistes jusqu'en 1880, au point de se constituer en principal, voire seul, espace de présentation des œuvres plastiques. Pour le dire autrement, le Salon participe activement à la censure en refusant ou acceptant certains artistes et certaines créations sur des critères stricts.


Le Salon impose des règles esthétiques et une hiérarchie des formes. Les sujets des peintures ne se valent pas tous. Par exemple, les peintures religieuses et les natures mortes ne sont pas au même niveau. Cette hiérarchie des sujets est fortement ancrée : elle donne le ton et influence les choix des artistes. Les tableaux académiques suivent des codes proches du classicisme, les sujets sont souvent mythologiques, les corps répondent à des canons de beauté et de perspective et n'ont pas pour vocation d'être originaux.


Que ce soit pour la peinture, la sculpture, le théâtre et la littérature, on ne cherche pas encore particulièrement la nouveauté artistique. Les artistes qui cherchent des formes originales sont, si on les nomme d'une manière très anachronique, underground. Étant une caractéristique très moderne de l'expression artistique, ce n'est pas le caractère inédit d'une œuvre qui fait sa qualité. L'absence de recherche artistique, de volonté de renouveler les formes et les sujets, se couple à merveille aux logiques économiques qui pèsent sur le milieu, ce qui pousse à la création de nombreuses pièces de boulevard et d'écrits mélodramatiques aux sujets et personnages similaires. Les pièces de boulevard, nommées ainsi parce qu'elles se jouaient dans les théâtres parisiens des grandes avenues, comme le Boulevard du Crime, sont souvent potaches et remplies de sujets grivois, reposant sur des intrigues de mœurs, un comique de situations et des quiproquos. Ce sont, souvent, ces pièces comiques que l'on nomme le vaudeville. Le mélodrame repose sur des codes différents, il est fait pour faire pleurer dans les chaumières avec des personnages pathétiques sur lesquels le sort s'acharne, souvent une jeune femme, jusqu'à ce qu'elle soit sauvée, souvent par un jeune bourgeois. Le mélodrame est totalement manichéen et repose sur des effets spectaculaires pour exacerber les sentiments, attirer la sympathie ou le dégoût du spectateur sur certains personnages, par le biais de la musique, par exemple ; il découle du drame romantique, dont l'auteur le plus connu reste Victor Hugo.


Le début du XIXe siècle et les pièces romantiques sont, pour les critiques conservateurs de l'époque, un retour en arrière terrible

L'originalité de ce drame romantique, vis-à-vis des écritures antérieures, repose sur un mélange des deux formes classiques fondamentales : la tragédie et la comédie. On mélange les genres et on tente de détruire les règles de l'écriture classique (unité de lieu, d'action et de temps) grâce à la redécouverte et à la réhabilitation par les auteurs romantiques d'écrits étrangers, ceux de Shakespeare particulièrement, dont les intrigues sont beaucoup plus complexes que celle des auteurs classiques français. On met également fin à une partie de la bienséance. On pourrait citer l'exemple de la bataille de Hernani, de 1830, dont la pièce fut interrompue 148 fois à cause des incommensurables troubles durant la représentation entre les romantiques -soutenant la pièce de Hugo- et les conservateurs qui n'y voyaient que de la décadence (entre autres à cause des sentiments des personnages qui sont extrêmement mis en avant), outre la destruction des codes d'écriture classiques. Le début du XIXe siècle et les pièces romantiques sont, pour les critiques conservateurs de l'époque, un retour en arrière terrible. Le drame romantique pose alors les fondations d'une transformation de l'écriture théâtrale, mais pour trouver une réelle finalité, il faut attendre 1864 et la libéralisation des théâtres. Cette transformation des écritures va, avec la libéralisation économique du secteur à la fin du XIXe, ouvrir des portes vers un théâtre divertissant (le boulevard, le mélodrame, le vaudeville) et par la suite vers une expression plus artistique, dotée d'une recherche, d'une réflexion originale sur les arts, en réponse à une surproduction d'art divertissant que certains vont trouver creux, répétitif, sans intérêt, stupide. Une partie des artistes va tenter de donner à l'art une autre valeur. Il est à noter que ce clivage existe encore fortement aujourd'hui : il y a toujours eu des querelles artistiques, mais celle qui oppose un art du divertissement à une expression où l'art se suffit à lui-même est encore très forte à l'heure actuelle.


Le théâtre suit alors les autres arts qui cherchent à se renouveler et certains artistes refusent peu à peu les institutions de leurs disciplines respectives. Les peintres cherchent à s'émanciper des codes de représentation académique, des institutions, et donc de la censure que l'académisme impose avec ses règles esthétiques et politiques. Les artistes se battent pour trouver d'autres moyens d'être exposés. Le Salon des Refusés est créé en 1863, grâce aux réclamations d'artistes, mais par décret impérial, suite au refus du Salon des Beaux-Arts d'exposer près de 3000 œuvres sur 5000 envoyées. On y présente par exemple Le Déjeuner sur l'Herbe d’Édouard Manet. La sélection, faite par un comité d'artistes, pose les fondations de la modernité picturale. On permet à d'autres formes d'être visibles. Il faut noter que les critiques vis-à-vis des règles du salon des Beaux-Arts remontent au moins à 1846, lorsque certaines œuvres de Gustave Courbet sont refusées : il aura donc fallu près de 20 ans pour que ces critiques débouchent sur la création d'un autre lieu d'exposition.


Dans le cadre théâtral, les artistes cherchent de nouvelles formes d'expression mais également des lieux différents pour présenter leurs créations. De nombreuses salles de spectacles ouvrent à Paris grâce à la libéralisation du secteur théâtral et avec elles un nouveau métier apparaît : celui de directeur de théâtre. Ce dernier n'avait pas fondamentalement d'intérêt auparavant, mais le développement de l'intérêt financier des espaces dramatiques et leurs besoins de gestion en crée la nécessité. Certains directeurs de théâtres vont ainsi faire le choix de programmer et de présenter des œuvres différente, avec la volonté de mettre en avant des pièces disposant d'une valeur artistique avant de penser le caractère solvable des créations.


C'est le cas pour deux théâtres emblématiques dirigés respectivement par André Antoine et Lugné-Poe. Si les goûts des deux hommes divergent en matière esthétique, ils défendent tous deux un « théâtre d'art » qui n'a pas une simple visée économique et divertissante. Au Théâtre-Libre, on joue des pièces naturalistes, on cherche à coller à la réalité sociale, en jouant par exemple beaucoup d'adaptations des romans de Zola. Le théâtre prend une dimension sociale mais aussi artistique sans précédent. On cherche à mettre en scène la réalité de la vie du peuple, en exploitant notamment un décor qui se doit de coller parfaitement à cette idée réaliste. Cette quête de naturalisme amène la pièce à jouer sur les odeurs ou à prendre en compte les « parlés » supposés des personnages mis en scène. Le théâtre de l'Œuvre de Lugné-Poe est créé en 1893, quelques années après le Théâtre-Libre. Lugné-Poe, en revanche, s'oppose sur le plan esthétique et social aux créations défendues par Antoine. Dans une logique symboliste, les œuvres présentées au Théâtre-Libre s'ancrent donc dans un autre mouvement artistique pluridisciplinaire qui laisse une plus grande part au rêve, au sensible et à l'irréel.


Le seul travail de la technique ne donne pas lieu à une mise en scène

On attribue souvent la création de la mise en scène moderne à Antoine, en ce sens où il ajoute à la création théâtrale la fonction d'un metteur en scène, c'est-à-dire d'une personne qui s'attelle uniquement à la direction générale de la pièce, en prenant en considération les acteurs, le texte, la scénographie et les finalités politiques et idéologiques. C'est au Théâtre-Libre que l'on va commencer à plonger le public dans le noir pour focaliser son attention sur la scène, par exemple. On va également, dans le même but, commencer à réclamer le silence des spectateurs. En somme, le metteur en scène travaille à la cohérence entre la forme et le fond, permettant à l’œuvre d'être un tout : auparavant, bien que les auteurs et les directeurs de troupes prenaient en compte certains de ces éléments, il n'existait pas de volonté de coordonner tous les éléments du plateau dans un but artistique. Certes, Racine faisait travailler ses acteurs, ce qui est heureux dans la mesure où le théâtre repose sur le jeu des comédiens et leurs pratiques vocales et gestuelles ; néanmoins, le seul travail de la technique ne donne pas lieu à une mise en scène.


Lugné-Poe, avec une volonté et des finalités toutes autres que celles d'André Antoine, travailla également sur la notion de mise en scène. En dépit de la querelle esthétique entre les deux hommes, ils renouvelèrent le champ des possibles et contribuèrent à l'éclosion des formes théâtrales modernes. Le théâtre renouvelle ses rapports internes, là où les directeurs de troupes étaient les dirigeants principaux du milieu théâtral en disposant des droits d'auteur et d'exclusivité de représentations. Ainsi, le monde du théâtre évolue à la fois par le biais de l'apparition des droits d'auteur mais également par sa libéralisation. L'apparition d'une valeur marchande pour l'art vivant va en somme avoir le double-effet de développer un théâtre divertissant, industriel et libéralisé, tout en incitant certains auteurs et dramaturges, en réaction, à la recherche de formes nouvelles de création et de représentation. L'apparition du metteur en scène, au théâtre, va transformer la manière de créer une pièce, de la monter. Les directeurs de salle occupent enfin davantage de responsabilités qu'avant puisque ce sont eux qui disposent des lieux de représentation et qui, par leurs choix de programmation, influencent l'ensemble de la création théâtrale moderne.


On voit apparaître, au tournant du siècle, les premières vraies avant-gardes artistiques

En cette fin de XIXe siècle pointent alors plusieurs grandes révolutions artistiques et politiques. Le pouvoir trouve en outre d'autres vecteurs que le théâtre pour se faire voir et entendre. Le monde médiatique se développe. L'invention de la photographie transforme la création picturale (à quoi bon représenter une réalité que l'on peut simplement photographier ?). L'invention du tube de gouache, notamment, pousse une partie des peintres à sortir de leurs ateliers pour aller représenter le monde extérieur et les transformations de l'industrialisation sur le paysage. Le cinéma va également faire son apparition et avec lui une nouvelle image, en mouvement, rapportant des prises de vue du monde entier. Ces multiples avancées technologiques révolutionnent l'art et la manière dont le pouvoir en use. Les artistes vont ainsi être de plus en plus libres de faire ce que bon leur semble tant qu'ils peuvent en vivre. C'est ainsi qu'on voit apparaître, au tournant du siècle, les premières vraies avant-gardes artistiques, c'est-à-dire les courants et mouvements artistiques précurseurs qui recherchent une originalité sur la forme et le fond. Ce sont ces avant-gardes qui vont transformer le monde de l'art et l'amener vers celui que l'on connaît aujourd'hui.

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