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Contestation au Sénégal : comprendre la colère sociale et la crise politique

Dernière mise à jour : 25 juin 2021

par Tangi

Le Sénégal est souvent considéré comme l’un des pays les plus stables politiquement d'Afrique de l’Ouest – c’est « l’exception sénégalaise ». Pourtant, du 3 au 8 mars 2021, le pays a connu des manifestations d’une ampleur rarement observée. L’arrestation d’Ousmane Sonko, un opposant politique, a provoqué une vive contestation et des affrontements violents entre la police et les manifestants, tuant au moins 13 personnes. Fait marquant, l’embrasement ne s’est pas circonscrit à Dakar mais a gagné de nombreuses localités du pays, comme Thiès, Mbour, Saint-Louis et Ziguinchor – s'étendant jusqu'à Fatick, fief du président en exercice, Macky Sall. Retour sur ces évènements qui ont résonné bien au-delà de l’arrestation d’un opposant, semblant trouver leurs racines dans le malaise général de la jeunesse sénégalaise face aux difficultés sociales et économiques, mais aussi dans un système politique qui s’essouffle.



L’étincelle : l'arrestation de l’opposant Ousmane Sonko


L’étincelle qui a provoqué cette vague de colère est l’arrestation d’Ousmane Sonko, l’une des dernières figures de l’opposition politique au président Macky Sall. Début février, le journal sénégalais Les Echos révèle l’affaire « Sweet beauty », dans laquelle une employée de ce salon de massage, Adji Sarr, 21 ans, accuse Ousmane Sonko de viols et de menaces de mort. Déjà, des partisans du candidat du Pastef sortent dans la rue et attaquent les locaux du journal. Ousmane Sonko dément et dénonce une instruction judiciaire visant à l’écarter du jeu politique, notamment en vue des prochaines élections de 2024, pour lesquelles les rumeurs prêtent à Macky Sall la volonté de se représenter pour un troisième mandat - ce qui est interdit par la constitution.


La thèse d'un complot contre Ousmane Sonko est alimentée par le fait que depuis son arrivée au pouvoir en 2012, Macky Sall semble mener une stratégie d’élimination de chacun de ses opposants. Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (de 2000 à 2012), fut d’abord accusé de corruption et d'enrichissement illicite alors qu’il était conseiller politique de son père et condamné à six ans de prison ferme en 2015. Gracié en 2016, il s’exila au Qatar. Un autre opposant important, Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, fut ensuite arrêté pour détournement de fonds publics et blanchiment d’argent en mars 2017, ce qui l’empêcha de se présenter à l’élection de 2019. La dernière « manœuvre » en date, à la fin de l’année 2020, fut le ralliement d’une des dernières figures de l’opposition, Idrissa Seck, au gouvernement de Macky Sall. Lors du remaniement ministériel, il fut ainsi nommé à la tête du Conseil économique, social et environnemental, institution par ailleurs souvent critiquée par Ousmane Sonko (qu’il qualifie de budgétivore et inutile).


Au Sénégal, ces changements d’affiliation sont courants, au point que l’on appelle « Transhumance » ces alliances entre le pouvoir et l’opposition qui se font et se défont. Il n’est pas rare de voir un responsable politique rejoindre « le camp d’en face », comme l’a fait I. Seck (voir l’article de Jeune Afrique sur la question). L’opposition paraissait donc déjà affaiblie avant l’arrestation d’Ousmane Sonko, devenu par la force des choses la dernière figure rivale au Sénégal.


Ancien contrôleur des impôts, âgé de 46 ans, il a été radié de la fonction publique en 2016 pour « manquements au devoir de réserve ». Au sein de son service, il était devenu lanceur d’alerte, dénonçant les avantages fiscaux que reçoivent certaines personnalités sénégalaises – dont Aliou Sall, le frère du président sénégalais. En 2014, Sonko fonde le Pastef (Patriotes du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité), parti avec lequel il parvient, en 2019, à se classer à la troisième place de l'élection présidentielle, derrière Idrissa Seck et Macky Sall. Il développe un discours anti-élites, se montre très critique envers la présence des entreprises étrangères et prône un certain patriotisme économique. Souverainiste, il milite aussi contre le Franc CFA, monnaie commune des pays de l’Afrique de l’Ouest. Ces positions l’ont rendu très populaire auprès de la jeunesse urbaine, mais aussi en Casamance, sa région d’origine située au Sud du Sénégal, où une insurrection séparatiste a éclaté en 1982. Si la situation y est aujourd’hui plus calme, des milliers de personnes sont à l'époque mortes dans les affrontements entre l’armée et le MFDC, mouvement politique revendiquant l’indépendance de la région1. Sonko est en revanche beaucoup moins soutenu dans les autres régions du Sénégal, notamment grâce à une campagne très efficace de Macky Sall hors de Dakar lors de l’élection de 2019.


Sonko n’a pas été arrêté pour motif de viol mais pour « troubles à l’ordre publics » alors qu’il se rendait au palais de justice de Dakar. Son immunité parlementaire avait été levée très rapidement par le parlement - c’est sur le trajet vers son procès que Sonko est placé en détention, ayant refusé de suivre le parcours prédéfini pour se rendre au tribunal.


Photo : Bensemra (Reuters)


Manifestations, émeutes et répression


Alors que la situation était déjà tendue depuis quelques mois, l’arrestation d’Ousmane Sonko met le feu aux poudres. Des rassemblements spontanés émergent autour de l’Université Cheick Anta Diop et dans certains quartiers populaires, comme à Medina ou Colobane. Les premières violences éclatent le mercredi 3 mars, et les heurts se propagent rapidement dans le reste du pays. C’est cet embrasement large qui marque la rareté d'une telle période d’instabilité au Sénégal. Les derniers épisodes étaient restés circonscrits à la capitale et ne semblaient pas aussi liés au calendrier électoral, comme cela a pu être le cas lors des troubles de 2011 et 2012 précédant la victoire d’Abdoulaye Wade sur Macky Sall.


Rapidement, les manifestations se transforment en émeutes et des biens publics et privés sont attaqués. A Bignona, en Casamance, le 4 mars, la police tire à balles réelles sur la foule, tuant un jeune manifestant. A l’étranger, la diaspora manifeste également devant les consulats, notamment à Paris ou New York. Les partis politiques, les syndicats ou les groupes de la société civile sont complètement dépassés par les événements. A Dakar, des chaînes d’information publiques et proches du pouvoir sont prises pour cible : Le Soleil, quotidien d’Etat, L’Observateur, appartenant au groupe de Youssou N’dour, célèbre chanteur proche de Macky Sall ou bien la radio RFM subissent des dégradations. Dans le même temps, le jeudi 4 mars, la commission de régulation de l’audiovisuel coupe l’antenne de plusieurs télévisions privées, Walf TV et SEN TV, réputées critiques envers le gouvernement, qui diffusaient des images des manifestations.


Le pouvoir choisit dans un premier temps une réponse autoritaire face à la colère spontanée des manifestants. Du matériel anti-émeutes français est également déployé.

Les appels à manifester sont lancés par la coalition du M2D (mouvement de défense de la démocratie) , qui regroupe des membres du Pastef, parti d’Ousmane Sonko, mais aussi des militants de groupes de « Y’en a marre », un groupe de rappeurs connus pour leur activisme depuis 20112, ou du Frapp / France dégage. Guy Marius Sagna, l’un des leaders de ce mouvement, réputé anti-impérialiste, est arrêté début mars et placé en détention dans des conditions très difficiles. L’intervention du ministre de l’intérieur, Antoine Diome, le vendredi 5 mars, ne fait que mettre de l’huile sur le feu : il qualifie les manifestants de « terroristes ». Après la manifestation du 5 mars, la coalition appelle à un nouveau rassemblement le lundi, pour trois jours de mobilisations. Des milliers de personnes se retrouvent à Dakar, autour de la place de l’Obélisque, chantant « Macky dictateur ! Antoine [Diome, ministre de l’intérieur], terroriste ! Antoine nous ne sommes pas des terroristes ! ».


Au moins 13 personnes meurent dans les affrontements avec la police, qui a tiré à balles réelles sur la foule. La plupart des victimes avaient moins de vingt ans. Dans un de ses rapport, l’ONG Amnesty International dénonce le comportement de certains policiers : « Les forces de sécurité doivent user de la force avec retenue, lorsque cela est strictement nécessaire et de manière proportionnée »3. Le pouvoir choisit ainsi, dans un premier temps, une réponse autoritaire face à la colère spontanée des manifestants. Du matériel anti-émeutes français est également déployé selon une enquête du site Streetpress4. Le pouvoir se sert aussi les milices de l’APR (parti de Macky Sall) pour maintenir l’ordre. De nombreuses sources font état de la présence de « nervis » dans les manifestations - des hommes en tenues civiles qui se joignent aux forces de l’ordre pour frapper et réprimer des manifestants. Cependant, la présence de telles milices n’est pas nouvelle : c’était déjà le cas en 2011, lors des émeutes précédent l’élection présidentielle et la défaite d’Abdoulaye Wade. Par ailleurs, un collectif d’artistes sénégalais dénonce le climat de terreur instauré par Macky Sall depuis le début des émeutes, arrêtant les leaders du Pastef ou du FRAPP – France dégage5.



Photo : Bensemra (Reuters)


Macky Sall ne réagit qu’une semaine après le début des événements. Dans un discours télévisé à la nation, le soir du 8 mars 2021, il apparaît défait. Sur un ton plus solennel, plus lent qu'à l’habitude, il assure que l’État viendra en aide aux familles endeuillées et lance un appel au calme, affirmant avoir entendu le message des jeunes, promettant de nouvelles mesures, ainsi que la levée du couvre-feu – sans évoquer une seule fois la question de son troisième mandat ou de l’amnistie des opposants politiques. Finalement, la libération de Sonko puis des autres opposants incarcérés, quelques semaines plus tard (dont Guy Marius Sagna), ainsi que la fin du couvre-feu et des mesures de restrictions sanitaires, mettent fin à cet épisode de manifestations.

Que veulent dire les attaques contre les enseignes françaises ?


Lors des manifestations, les enseignes françaises sont visées par les manifestants. Des magasins Auchan sont pillés et brûlés, des stations Total attaquées, comme des boutiques Orange et les péages de l’autoroute exploitée par Eiffage. La France serait elle le catalyseur du mouvement social ?


Selon l’économiste Ndongo Samba Sylla, la France est visée du fait de son omniprésence au Sénégal, symbolisant une emprise des intérêts étrangers. Dans les rues de Dakar, les enseignes Canal +, Orange et Total sont omniprésentes. En 2019, la France était le premier partenaire économique du Sénégal, et le premier investisseur du pays, avec un stock d'IDE estimé à 2 milliards d'euros en 2018 (soit 43% du total). Au total, près de 250 filiales d'entreprises hexagonales emploieraient plus de 30.000 personnes6. D'autre part, si d’autres grandes puissances sont évidemment présentes dans le pays, elles sont beaucoup moins visibles et n’ont pas à souffrir de l’étiquette d'ancienne puissance coloniale. Les scènes de pillage des magasins Auchan peuvent aussi s’expliquer de manière moins symbolique – il s’agissait aussi pour beaucoup d’une occasion de s’approvisionner gratuitement dans un contexte économique difficile.


La France est ciblée, outre son statut d'ancienne puissance coloniale, parce qu'elle constitue la puissance étrangère la plus visible dans l’espace public et l'arbitre privé d'entreprises devenues symboles de l’inégalité économique.

Dans toute l’Afrique de l’Ouest, des mouvements revendiquent une priorité aux africains. Si, au Mali, les critiques s'articulent notamment autour du déploiement militaire – et Barkhane -, cela s’incarne au Sénégal par la remise en cause des entreprises françaises. Cela n’est pas nouveau : le mouvement du Frapp / France Dégage, se définit comme « anti-impérialiste » et est très actif depuis plusieurs années. Il y a aussi eu des mobilisations occasionnelles, comme le slogan « Auchan dégage », en 2018, dénonçant la concurrence jugée déloyale de la chaîne face aux petits commerces de proximité. À l'été 2020, une mobilisation a également été lancée contre Orange après la hausse des prix de téléphonie – Orange étant, via Sonatel, l’opérateur principal au Sénégal. Cela s’accompagne de critiques contre certains projets comme le TER : un train régional devant relier Dakar et le nouveau hub économique, Diamnadio. Le train, inauguré il y a deux ans, est toujours à quai à la gare de Dakar, malgré un coût exorbitant... Enfin, le franc CFA est toujours très critiqué, particulièrement dans les milieux intellectuels, en ce qu'il constituerait un obstacle majeur au développement de la région7.



Photo : Wessels (AFP)

Dans leurs déclarations, les membres de l’opposition certifient que le « combat n’est pas contre la France en particulier ». La critique de la présence française semble en fait plus systématique. La France est ciblée, outre son statut d'ancienne puissance coloniale, parce qu'elle constitue la puissance étrangère la plus visible dans l’espace public et l'arbitre privé d'entreprises devenues symboles de l’inégalité économique. Les enseignes françaises sont enfin loin d’être les seules touchées par les émeutiers. Des symboles de l’État sont attaqués : postes de police, institutions judiciaires, médias jugés trop proches du pouvoir, etc. C'est donc, plus largement, l'influence intime de la France sur le pays, perçue comme frein au développement pour la jeunesse sénégalaise, qui semble dénoncée. Comme l'écrit Ndongo Samba Sylla, « plutôt que comme un « sentiment antifrançais » aussi vague qu'irrationnel, les actes de vandalisme peuvent […] être interprétés comme une réaction au refus des gouvernements français – et de leur allié sénégalais – d'entendre les demandes pacifiques, répétées et constructives, formulées depuis longtemps par les peuples et les intellectuels africains, de rupture des liens de nature néocoloniale »8.


En toile de fond, une jeunesse loin des fruits de « l’émergence »


La seule arrestation d’Ousmane Sonko a donc agi comme une étincelle dans le contexte d’une grave crise sociale et économique qui touche la jeunesse depuis plusieurs décennies. Au Sénégal, la jeunesse est pourtant un groupe social central par son seul poids démographique, dans la mesure où la moyenne d’âge de la population est de 19 ans et que les moins de 20 ans représentent environ 54% de la population9. Chaque année, de plus en plus de jeunes arrivent sur un marché du travail toujours plus contracté ; beaucoup ne connaîtront que le chômage, y compris les plus diplômés. Pour une majorité d'entre eux, la solution réside dans la débrouille : une grande partie du travail se fait dans le secteur informel, c’est à dire des petits boulots non déclarés.



Ousmane Sonko - Photo : Seyllou (AFP)

Le pays a été le premier en Afrique de l’Ouest à subir les politiques d’ajustement structurel du FMI, dès 1984. Ces politiques économiques avaient pour objectif affiché de maintenir la stabilité des prix, l’équilibre des finances publiques et d’installer la croissance économique ; elles ont eu pour conséquence de faire exploser l’emploi informel et ont eu des conséquences sociales catastrophiques pour les populations. Ces dernières semblent comme prises en tenaille. Alors que la croissance démographique fait augmenter, chaque année, le nombre de demandeurs d’emplois, les politiques d’ajustement en détruisent (réduction du secteur public, qui était le premier employeur du pays, fermeture et restructuration d’entreprises). Dans un article, Makhtar Diouf résume les effets de ces dynamiques : crise de l’emploi, paupérisation, baisse des dépenses dans la santé et l'éducation. Le rétropédalage de la Banque Mondiale dans les années 1990 resta ainsi infructueux, notamment sous l’effet de la dette et de la pression du Fonds Monétaire International.


Depuis les années 1990 -au moins- le Sénégal connaît donc une crise sociale et économique profonde. Les départs en pirogues vers l’Europe en sont une manifestation. A titre d'exemple, en 2005 – 2006, lors de la « crise des pirogues », 36 000 personnes avaient débarqué aux îles Canaries10. A la fin de l’année 2020, la recrudescence du nombre de départ en pirogues au Sénégal démontre l'accroissement des difficultés liées à la crise sanitaire. Selon un rapport de l’OIM, au moins 600 migrants ont tenté de rejoindre les îles Canaries en septembre 2020 ; en octobre, au moins 414 personnes sont mortes en mer, soit le double du chiffre d’octobre 201911. Une mobilisation a d’ailleurs été lancée sur les réseaux sociaux pour un deuil national le 13 novembre 2020, en hommage à tous les migrants décédés en mer durant cette période.


Pas en reste, les pêcheurs fustigent par ailleurs les accords de pêche entre le gouvernement sénégalais et d’autres pays étrangers. L’ONG Greenpeace consacrait récemment un rapport aux problèmes rencontrés par les pêcheurs en l’Afrique de l’Ouest, mettant en cause des accords douteux et des pratiques suspectes. Le secteur de la pêche a ainsi été l’un des secteurs économiques les plus touchés par la crise du Covid – ce qui n’a pas été le cas pour les bateaux étrangers12.


Les mesures de restriction sanitaire et le couvre-feu, instauré en mars 2020 puis de nouveau en janvier 2021 par Macky Sall, ajoutent une couche de frustration supplémentaire. L’obligation de rentrer chez soi à 21h oblige beaucoup de travailleurs à arrêter leur journée de travail bien plus tôt que d’habitude, particulièrement ceux qui, habitant la banlieue de Dakar, dont l'accès est difficile aux heures d'affluence, mettent chaque jour plusieurs heures à rentrer chez eux. Enfin, pendant le couvre-feu, de nombreux affrontements eurent lieu entre police et jeunes de la médina, révélateurs d'une tension exacerbée par rapport à l'ordinaire.



Photo : Wessels (AFP)


Pourtant, Macky Sall affirme depuis son accession au pouvoir vouloir mettre le Sénégal sur les rails de « l’émergence », tirant son nom du « Plan Sénégal Émergent » ou PSE. Adopté en 2014, il vise à ce que le Sénégal atteigne l’« émergence économique » en 2035 – investissements économiques pour une croissance forte, inspirés d'une orientation néolibérale. L’un des objectifs est ainsi de figurer dans le classement des 50 meilleurs pays où faire du « business » de la Banque mondiale en 2035... Selon l’économiste Ndongo Samba Sylla, cette doctrine n’a, de manière prévisible, pas permis le développement escompté. Dans un article paru en juin dernier pour Le Monde Diplomatique, il expliquait ainsi que le nombre d’emploi dans le secteur formel avait encore diminué depuis la mise en place du PSE. La croissance, objectif central du plan, ne se répercute pas sur le niveau de vie des sénégalais. Cette inégale redistribution, contraignant à la « débrouille », est d’ailleurs confortée par de nombreux programmes de développements se limitant à vouloir « favoriser l'entrepreneuriat » - sans poser la question de l'accès à l'investissement entrepreneurial.


Vers une crise de régime politique ?


L’arrestation d’Ousmane Sonko, l’un des derniers opposants à Macky Sall, a donc déclenché une colère sociale révélatrice du malaise qui touche la jeunesse sénégalaise depuis plusieurs années : fort taux de chômage, manque de perspectives, primauté des intérêts étrangers, invisibilité des fruits de la croissance… Selon le chercheur en sciences politiques et spécialiste du Sénégal Étienne Smith, au-delà de ces revendications sociales se joue une crise dans le régime politique. Cette explosion de colère s’expliquerait, aussi, par des attentes d’une partie désespérée de la population qui ne croit plus au projet proposé par le gouvernement sénégalais. Macky Sall, dont l'élection suscita pourtant des espoirs, se trouve désormais rangé dans le même panier que ses prédécesseurs.


Depuis 2000, que ce soit pour la victoire de Wade ou de Macky Sall, chaque alternance politique provoqua sa part de critiques et de violences. A chaque fois, celles-ci étaient portées par l'espoir d'un renouveau démocratique, contre un nouveau président qui ne faisait que réitérer les dérives de son prédécesseur. On voit réapparaître, aujourd'hui encore, la question du troisième mandat, les affaires de corruption, la répression des opposants ou des journalistes critiques... A cet égard, la présidence de Macky Sall n'est pas en rupture avec les précédentes : il a ainsi supprimé le poste de premier ministre, n’est pas exempt de scandales de corruption (Aliou Sall, Mariama), est accusé d’instrumentaliser la justice pour neutraliser l’opposition, et beaucoup ne croient plus en sa promesse d’« émergence », au regard des difficultés de la population.


Ce constat nuance fortement la réputation d'un Sénégal stable politiquement depuis son indépendance. Une stabilité que certains chercheurs ont expliqué par le concept d'un « Contrat social sénégalais » : une entente entre pouvoir politique et confréries religieuses, très puissantes dans le pays, qui permettait un maintien du statut quo. C’est précisément ce qui s’est illustré il y a quelques semaines, les leaders des différentes confréries religieuses ayant condamné la violence des manifestations et lancé, avec le pouvoir politique, des appels au calme. Le khalife général des layènes, lui, a appellé à « préserver l’unité nationale », tandis que celui des mourides a demandé à la coalition du M2D de reporter la manifestation du 13 mars, et offert 50 millions de francs CFA aux familles des victimes. Depuis le début de la crise du Covid, ces mêmes Khalifes ont aidé le pouvoir à faire accepter les mesures de restrictions.


Alors, quelle sera la répercussion de cette crise sociale sur le jeu politique sénégalais et sur les réputations de Macky Sall et Ousmane Sonko ? La situation reste floue, un mois après ces manifestations nationales inédites. Si Macky Sall parait fragilisé, il n’a rien cédé sur la question du troisième mandat, qui ne manquera pas de revenir bientôt sur le devant de la scène, ni sur l’amnistie d'opposants tels que Karim Wade ou Khalifa Sall. Ousmane Sonko, cependant, semble avoir tiré de cette crise un statut de leader de l’opposition et paraît être en bonne position pour mener la fronde contre Macky Sall. La prochaine élection présidentielle doit se tenir en 2024, ce qui laisse aussi beaucoup de temps au paysage politique pour évoluer. Une hypothèse est qu’un consensus entre la majorité et une partie de l’opposition empêche Sonko d'accéder au pouvoir. Son traitement judiciaire est, quant à lui, toujours en attente – mais au vu les derniers événements, un procès calme et serein semble difficile à imaginer.



Photo de couverture : Tardif (Jeune Afrique)



1 Si le processus de paix est enclenché, l’armée sénégalaise continue à mener des opérations contre les rebelles, comme c’était le cas fin 2020.


2 Voir le documentaire Boy Saloum, la Révolte des Y’en a marre de Audrey Gallet


3 Consultable à l'adresse : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2021/03/senegal-restraint-needed-as-protests-planned/


4 Consultable à l'adresse : https://www.streetpress.com/sujet/1615980861-france-fournit-senegal-armes-repression-maintien-ordre-grenades-lacrymos


5 Consultable à l'adresse : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/100321/senegal-il-faut-que-cesse-l-impunite-internationale-du-regime-de-macky-sall


6 Samba Sylla N., « Les cinq coléreuses secouent le Sénégal », Le Monde diplomatique, avril 2021


7 Pigeaud F., Samba Sylla N., L'arme invisible de la Françafrique: Une histoire du franc CFA, Ed. La Découverte, Paris, 2018


8 Samba Sylla N., « Les cinq coléreuses secouent le Sénégal », Le Monde diplomatique, avril 2021


9 Selon l’Agence Nationale de la Démographie : https://satisfaction.ansd.sn/


10 Plusieurs films ou livres ont pour sujet les départs en pirogue : La Pirogue de Moussa Touré (2012), Atlantique de Mathy Diop (2019), le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome.





Pour aller plus loin...


Amadou Seck T., "Le Sénégal au défi de "l'ajustement structurel", Le Monde Diplomatique, octobre 1998, disponible en ligne à l'adresse : https://www.monde-diplomatique.fr/1998/10/AMADOU_SECK/4072


Ba M., Toulemonde M., "Au Sénégal, la transhumance, c'est tout un art", Jeune Afrique, 23 décembre 2020, disponible en ligne à l'adresse :


Barkallah A., "Dakar reprend son souffle, le président sénégalais perd le sien", Mediapart, 10 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.mediapart.fr/journal/international/100321/dakar-reprend-son-souffle-le-president-senegalais-perd-le-sien


Barkallah A., "Au Sénégal, les féministes divisées sur l’affaire Ousmane Sonko", Mediapart, 16 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.mediapart.fr/journal/international/160321/au-senegal-les-feministes-divisees-sur-l-affaire-ousmane-sonko


Brabant J., "Sénégal : à la Médina, l'explosion d'une jeunesse qui étouffait", Mediapart, 23 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.mediapart.fr/journal/international/230321/senegal-la-medina-l-explosion-d-une-jeunesse-qui-etouffait


Brabant J., "Au Nord de Dakar, le vague à l'âme des pêcheurs en détresse", Mediapart, 20 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.mediapart.fr/journal/international/200321/senegal-au-nord-de-dakar-le-vague-l-ame-des-pecheurs-en-detresse



Costard E. Darame M., Savoye L., "Casamance : comprendre la rébellion indépendantiste la plus ancienne d’Afrique", Le Monde, 17 juillet 2020, disponible en ligne à l'adresse : https://www.lemonde.fr/afrique/video/2020/07/17/casamance-comprendre-la-rebellion-independantiste-la-plus-ancienne-d-afrique_6046505_3212.html


Diouf M., "La crise de l'ajustement", Politique africaine, 1992


Laplace M., "Sénégal : les entreprises françaises ont-elles été délibérément visées ?", Jeune Afrique, 09 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.jeuneafrique.com/1134024/politique/senegal-les-entreprises-francaises-ont-elles-ete-deliberement-visees/


Pigeaud F., Samba Sylla N., L'arme invisible de la Françafrique: Une histoire du franc CFA, Ed. La Découverte, Paris, 2018


Pigeaud F., "Présence française en Afrique, le ras-le-bol", Le Monde Diplomatique, mars 2020, disponible en ligne à l'adresse : https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/PIGEAUD/61500


Pigeaud F., "Au Sénégal, une révolte populaire s’ébranle contre la «recolonisation économique»", Mediapart, 7 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.mediapart.fr/journal/international/070321/au-senegal-une-revolte-populaire-s-ebranle-contre-la-recolonisation-economique


Samba Sylla N., "En Afrique, la promesse de "l'émergence" reste un mirage", Le Monde Diplomatique, juin 2020, disponible en ligne à l'adresse : https://www.monde-diplomatique.fr/2020/06/SAMBA_SYLLA/61867


"Franc CFA: «La monnaie, une affaire du peuple», selon l’opposant sénégalais O. Sonko", RFI, 16 janvier 2020, disponible en ligne à l'adresse : https://www.rfi.fr/fr/emission/20200116-fin-franc-cfa-monnaie-est-une-affaire-peuple-ousmane-sonkosenegal


"La contestation sénégalaise de mars 2021 : une crise politique ? Entretien avec Étienne Smith", Esquisses, 8 avril 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://elam.hypotheses.org/3374


"Que reste-t-il de l'exception sénégalaise ?", France Culture, podcast, 11 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/les-enjeux-internationaux/que-reste-t-il-de-lexception-senegalaise


"Quelles leçons tirer du soulèvement au Sénégal ?", Révolution Permanente, entretien avec N'Dongo Samba Sylla, 28 mars 2021, disponible en ligne à l'adresse : https://www.revolutionpermanente.fr/VIDEO-Entretien-avec-N-Dongo-Samba-Sylla-Quelles-lecons-tirer-du-soulevement-au-Senegal


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