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[Point de vue] La violence a-t-elle sa place en démocratie ?


par Virgil


La diatribe est bien connue et désormais usée jusqu'à la corde : qu'une vitrine d'abribus ou un plot de signalisation soient abîmés lors d'un mouvement social, il y aura toujours un ministre pour déclarer que « la violence n'a pas sa place en démocratie ». Cette semaine, il s'agissait de Christophe Castaner ; mais cette saillie fut celle de chaque gouvernement ou presque, dans un élan atavique qui surprendrait tout observateur convaincu que l'élection fût un moment de changement. La violence de la rue serait donc incompatible avec la démocratie : l'une serait l'expression des « pires instincts » de l'humanité ; l'autre, le fleuron, l'avant-garde éclairée, la nitescence de toute civilisation. La société moderne doit être -et ne peut qu'être- pacifique. Au citoyen précaire de faire preuve de sublimation en ravalant sa colère et en attendant l'opportunité d'en débattre avec ses représentants -qui lui sera accordée, sans l'ombre d'un doute, puisque nous sommes en « démocratie ».


Difficile de contredire cette allocution, en effet, au risque de passer pour un séparatiste, ou pire, un apôtre des âges sombres que le progrès démocratique a bien évidemment su résoudre et surmonter. Nous nous rattacherions bien à ce point de vue fort à-propos, la consensualité étant la plus sensuelle séductrice de la pensée. Nous nous y rattacherions, s'il ne fut un détail qui nous en empêchait ; c'est que la « violence » ne définit que la violence et donc, fort peu ; et que « la démocratie », ici, ne dit rien de la démocratie. Elle est tout au mieux ce qu'on nomme, en rhétorique, un « concept opérationnel » -une langue de bois-, un mot indéfini, mais qui se suffit à lui-même. Habile outil rhétorique qui permet de dire quelque chose... en ne disant rien.


Car il existe autant de formes de violence qu'il existe de formes de démocratie, l'erreur consistant justement à la penser rigide et « universelle ». Qu'est-ce que la démocratie ? Voilà des siècles que des penseurs s'échinent à la définir, à l'observer, à en explorer les rouages et les apories. Commençons par dire qu'elle est un système politique, une forme d'organisation de la polis, c'est-à-dire de la Cité. Elle est un moyen de résoudre la question politique par la reconnaissance du « citoyen », dont la forme libérale est la structure représentative, et dont la forme la plus pure, directe, est modélisée par l'anarchisme, c'est-à-dire l'absence de représentation. Elle est au fond un système de redistribution et d'éclatement de la prise de décision. Du moins en théorie.


La légitimité des élus est ainsi toute entière fondée sur une fiction

Le modèle « démocratique » français est celui de la représentativité, que certains ont pu nommer « aristocratie élective » ou « aristocratie à légitimité populaire » ; il est donc tout entier légitimé par le principe de l'élection, c'est-à-dire de la délégation du choix : on donne à un citoyen la charge de représenter les autres et de prendre pour eux les décisions politiques. Mais dans ce modèle, le mandat n'est ni impératif (l'élu n'est pas contraint d'appliquer son programme), ni révocatoire (une fois élu, on ne peut pas être destitué). Le choix citoyen se limite donc au seul moment du vote, puisqu'une fois ce moment passé, il n'y a pas lieu de revenir sur sa décision, comme si l'opinion ne pouvait pas varier dans le temps selon le contexte : la légitimité des élus est ainsi toute entière fondée sur une fiction. Faisant reposer la légitimité de la gouvernance sur l'élection -et donc la délégation- plutôt que sur l'action -c'est-à-dire la façon dont les élus gouvernent-, le modèle français n'est pas fondé sur la question du choix, de l'implication ou de l'adhésion du citoyen, mais sur le principe du consentement. Ce qui change toute la dimension démocratique du régime.


L'élection aurait donc un second rôle : celui de légitimer tout à la fois l'égalité politique et l'inégalité sociale

En outre, il est sociologiquement évident que tous les citoyens, s'ils peuvent en droit se présenter, n'ont pas un accès égal aux fonctions électives. A-t-on les mêmes chances d'être élu en étant jeune, racisé.e, ouvrièr.e, peu éduqué.e, dépourvu.e de capital économique et social (c'est-à-dire de réseaux), qu'en étant un homme cinquantenaire, blanc, haut-fonctionnaire, éduqué et faisant partie de cercles élitistes ? L'élection aurait donc un second rôle : celui de légitimer tout à la fois l'égalité politique (chacun a le droit de voter) et l'inégalité sociale (chacun n'a pas la même chance d'être élu). Pour le dire autrement, nos représentants ne représentent que certaines classes. Et l'on entrevoit là, dans ces brumes, une première violence : non seulement il est improbable que les élus représentent l'ensemble des citoyens, mais il faudrait en outre considérer comme illégitime le mécontentement de ces derniers parce qu'ils auraient cédé aux premiers, par la règle de l'élection, un consentement irrévocable.


On me répondra qu'il n'est pas nécessaire d'appartenir à une certaine catégorie sociale pour la comprendre et la représenter, et que le modèle démocratique a incorporé suffisamment de canaux de communication pour que les élus puissent entendre les revendications citoyennes, les inscrire à l'agenda politique et les résoudre en adaptant éventuellement leur gouvernance aux demandes sociales.


A quoi l'on objectera que c'est oublier un peu vite que la Cinquième République n'est pas, à proprement parler, un régime démocratique, ou est du moins un régime démocratique limité. Et c'est tout l'actualité récente, dans son écrasante pesanteur, qui nous expose à quel point les rouages d'une prétention démocratique saine se sont rouillés -pour ne pas dire encrassés- dans des temps récents. En vrac : la répression des manifestations, le fichage des opposants politiques, l'absence de débats et d'oppositions solides à l'Assemblée, la « discipline de parti » empêchant les contradictions internes, le non-respect des programmes électoraux, l'impunité des élus, l'incapacité des grands médias à exprimer les préoccupations des populations déclassées, pis, leur propagande au service du régime, les « grands débats » tronqués, les lois d'entrave à l'investigation... tous ces phénomènes ne pouvaient que briser la confiance citoyenne et la capacité du système à absorber les contradictions. Existe-t-il encore, en France, des canaux pour exprimer -et faire entendre!- ses objections ? Existe-t-il encore un moyen pour les segments précaires de la population de faire résonner leur voix dans l'espoir que des mesures soient prises ? Par ailleurs, s'il n'est pas nécessaire d'appartenir à une classe sociale pour en relayer les intérêts, le problème n'est pas situé là, mais avant tout dans le fait que la classe dominante, la seule qui soit finalement en charge de la gouvernance, ne semble avoir le souhait ultime que de se représenter elle-même, la main dans la main des lobbies et intérêts financiers, protégeant des monopoles capitalistiques bien davantage que les plus fragiles d'entre nous, se courbant désespérément pour sauver un système productif qui fait chaque jour la démonstration de son danger envers l'espèce entière. Pour pouvoir se convaincre du contraire, qu'il nous soit donné l'opportunité de voir ces élites fréquenter les gens « d'en bas » : quand le font-elles, à de rares exceptions ?


La démocratie est un mode de résolution des conflits, mais on ne peut accepter qu'elle dissolve le conflit, sans lequel il n'y aurait tout simplement plus de politique

Cela a été observé à maintes reprises, dans maints travaux : la radicalisation des comportements est liée à l'absence d'un espace d'expression permettant de canaliser les voix dissonantes. C'est, en théorie, le propos que servent la liberté d'expression, la liberté de conscience et l'engagement des citoyens. Si le modèle français s'appuyait a minima sur la consultation des individus et les délibérations collectives, la violence ne devrait pas avoir à y exister, pour autant que chaque citoyen puisse exprimer sa pensée et ses revendications par des canaux de communication discursifs efficients. Mais si ceux-ci ne sont pas entendus et se défient du pouvoir, en d'autres termes, si le régime ne dispose plus de leur consentement, alors on ne peut exiger du corps social qu'il se taise ; celui-ci exprimera nécessairement sa colère, son inquiétude, son incompréhension par la violence, verbale ou physique. La violence de l'émeute est une réponse à la violence institutionnelle et non l'inverse. La démocratie est un mode de résolution des conflits, mais on ne peut accepter qu'elle dissolve le conflit, sans lequel il n'y aurait tout simplement plus de politique.


La violence et la démocratie ne sont in fine pas contradictoires, tout comme l'apparition de révoltes dans un régime démocratique ne marque pas l'échec de la démocratie en elle-même, mais l'échec de la représentation démocratique, qui n'a pas su comprendre ni son rôle (qui n'est rien de plus que de représenter, et devrait ainsi pouvoir être révoquée dès lors qu'elle ne le fait plus), ni la population qu'elle gouverne. Lorsque la violence surgit en démocratie, ce n'est pas à un peuple prétendument indiscipliné de rendre des comptes, mais à ses représentants, à partir du moment où ils ont, précisément, cessé de représenter. Il s'agit là d'une leçon essentielle à ne pas oublier, au risque d'oublier qui, de la victime ou du bourreau, fossoie le débat.

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