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[Point de vue] Karlsruhe à l'assaut de la BCE

Dernière mise à jour : 23 mai 2020

par Bastien


Mardi 5 mai 2020, vous aurez peut-être noté la « bombe juridique », le tremblement de terre provoqué par le Tribunal Constitutionnel fédéral allemand, le Bundesverfassungsgericht (BverfG), à l'encontre de la Banque Centrale Européenne. La cour constitutionnelle allemande à Karlsruhe a en effet donné trois mois à la BCE pour démontrer que le plan de rachat de dettes -dit « quantitative easing »- (environ 2 600 mds d’euros) est bien conforme à ses attributions, à savoir concourir à la réalisation des objectifs généraux de l’Union : stabilité des prix (par le maintien d'un taux d’inflation de 2%), plein-emploi, progrès social et protection de l’environnement. Passé ce délai de trois mois, et sans justification valable, la Banque Centrale allemande, la Bundesbank cessera de participer au programme de rachat (et revendra ses 534 mds de dette allemande).


Qu’est-ce que le Quantitative Easing (QE) ? À quoi sert-il ? Pourquoi cette décision est-elle contradictoire avec la primauté du droit de l’UE ? Quelle menace est-ce que cela représente pour la construction européenne ?


Qu’est ce que le QE ?


Le terme assouplissement quantitatif - traduction de l'anglais de Quantitative easing (QE) - désigne un type de politique monétaire dite « non conventionnelle » consistant pour une banque centrale à racheter massivement des titres de dettes aux acteurs financiers, notamment des bons du trésor ou des obligations d'entreprise. En gros la banque centrale imprime des billets pour racheter la possession d’une dette, ainsi celui qui la détenait retrouve des liquidités : ses comptes sont renfloués.

Pour bien comprendre ce qu'est le QE, il faut aborder de façon plus générale la politique monétaire. En Europe, elle est un pouvoir exclusif de la Banque Centrale, supposément indépendante du pouvoir politique. L’objectif de la BCE est notamment de maîtriser la masse monétaire en circulation afin de limiter les pressions inflationnistes, c'est-à-dire la hausse des prix. Schématiquement : si une part importante de la population possédait soudainement beaucoup d’argent, elle augmenterait sa consommation pour s’acheter toutes ces choses qui lui manquent sans que les entreprises n'aient les capacités de production nécessaires pour répondre à cette soudaine demande. Problème, quand tout le monde veut consommer mais qu’il n’y a pas assez de produits disponibles, le prix des produits augmente - comme aux enchères. Ça s’appelle l’inflation et ça fait peur à tout le monde. Le rôle de la BCE est donc de réguler l’argent en circulation pour prévenir de tout risque d’inflation.


Pour cela elle possède divers outils dits « conventionnels », comme les taux directeurs (taux d’intérêt auxquels empruntent les banques de second rang -Banque Populaire, Crédit Agricole, etc.- auprès de la BCE) et le taux de réserve obligatoire (quantité de monnaie que doit détenir une banque auprès de la BCE pour octroyer des crédits à leurs clients). Mais dès 2015, la BCE avait épuisé les possibilités de ces outils conventionnels. Elle s’est tournée, en conséquence, vers un nouvel outil déjà éprouvé par les Japonais et les Américains : le Quantitative Easing, instrument de politique monétaire « non conventionnel ». Le principe est simple. En 2015, les banques qui possèdent de la dette d’État (oui oui, c'est courant) sont contraintes par cet argent mobilisé et n’ont plus assez de liquidités. La BCE intervient alors en rachetant cette dette, fournissant ainsi la banque en liquidités. L'idée est schématiquement de mettre une plus grande quantité de monnaie en circulation afin d'inciter les banques à prêter davantage aux entreprises et ainsi relancer l'investissement.


En mars 2016, la BCE annonce un renforcement de son programme de QE, notamment en élargissant le panier des actifs éligibles (c'est-à-dire des produits financiers « achetables ») pour intégrer notamment des obligations d'entreprises (corporate bonds). Le 18 juillet 2016, la Banque Centrale annonce un premier rachat d'obligations à hauteur de 10 milliards auprès des grandes entreprises européennes, dont Total, Volkswagen, Danone, Sanofi ou Orange. Une mesure supposée efficace par l'effet de ruissellement qu'elle induirait, mais dont les effets sur l'économie réelle sont hautement contestés par certains économistes.


Une obligation d'entreprise est une obligation, c'est-à-dire un titre de créance, émise par une société privée dans le but d'obtenir un financement pour une raison ou une autre. Elle diffère d'une action en ce sens qu'elle prévoit un remboursement de l'acheteur qui peut-être fixe ou variable mais limité dans le temps, tandis qu'une action est un titre de propriété permettant un versement de dividendes variable selon le chiffre d'affaires de l'entreprise et illimité dans le temps

Depuis 2015 la BCE a ainsi racheté pour environ 2600 milliards d’euros d'actifs financiers et prévoit de rajouter a minima 750 milliards pour faire face à la crise du coronavirus. Cet argent là est véritablement « magique ». En pratique, cela s’apparente à modifier un chiffre sur un tableur Excel - le faire passer de 0 à 3 350 000 000 000…


Sans doute cette politique, déjà éprouvée ailleurs par le passé (Etats-Unis, Japon...), a-t-elle permis d’éviter les faillites en cascade qui avaient entraîné le monde dans la dépression en 1929. Mais cette création massive de monnaie, décidée à huis clos et sans consultation démocratique adéquate, a aussi contribué à doper les cours financiers et immobiliers et à enrichir d'abord les plus riches, sans résoudre les problèmes structurels de l’économie réelle (manque d’investissement, hausse des inégalités, crise environnementale). Nous y revenons après.


Voilà pour la partie technique -certes pas la plus amusante. Au moins, à ce stade, vous avez une idée de ce qu’est le Quantitative Easing et de son intérêt. C’est donc cette pratique de création monétaire que la Cour de Karlsruhe remet en question par sa décision du 5 mai.


Pourquoi cette décision ?


Petit point sur la chronologie des événements : en 2017, la Cour allemande consulte la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) suite à une plainte datant de 2015 sur la question du QE. La CJUE atteste de la légalité de la pratique. S’il est interdit à la BCE d’acheter directement de la dette d’État à un État (financement monétaire), il n’y a aucun problème à acheter de la dette d’État sur un marché secondaire, c'est-à-dire à quelqu’un qui a acheté de la dette d’État à un État. Vous relevez l’hypocrisie ? Peu importe : c’est juridiquement admis par la CJUE.


La Cour allemande vient mettre son grain de sel et conteste cette décision de la CJUE. Elle estime inconstitutionnelle la pratique du Quantitative Easing notamment au regard des règles de proportionnalité : ces règles permettent d’éviter tout financement abusif d’un État par du rachat de dette. C’est par exemple l’interdiction pour la BCE de détenir plus de 33% de la dette d’un État. Ainsi, selon la BVerG, la BCE n’aurait pas suffisamment pris en compte les effets économiques négatifs de sa politique : la bulle immobilière, la baisse de la rémunération de l’épargne ou encore les entreprises soutenues artificiellement par les taux d’intérêt faibles et les rachats de titres. Cette politique, selon la Cour suprême, peut menacer la stabilité de l’union monétaire.


La Banque centrale est peut-être confrontée à une épreuve de vérité. La question qui lui est posée est simple, et elle a trois mois pour y répondre : peut-elle démontrer que la politique massive d’achat de dettes publiques n’est pas une monétisation de cette dette, c’est-à-dire la possibilité pour un Etat de se financer, directement ou indirectement, auprès de sa Banque centrale, et cela de manière gratuite ?


Que faut-il en comprendre ?


1/ En premier lieu c’est la réduction du pouvoir d’action de la BCE. Que deviennent les engagements de Christine Lagarde, sa présidente, d’assurer un financement illimité aux pays nécessiteux, à commencer par l’Italie, en passant à la trappe les règles de proportionnalité au besoin, quand, dans le même temps, la Cour suprême allemande insiste sur le fait que la proportionnalité est la matrice de la politique monétaire ?


Féru de droit, les juges allemands s’en remettent à une conception traditionnelle de l’institution monétaire : elle n’est là que pour garantir la stabilité des prix et de la monnaie ; mais ignorants économiques, ils semblent oublier l’interventionnisme indispensable des banques centrales pour pallier l’effondrement économique systémique depuis 2008.


Cette décision risque en réalité de désarmer la BCE au pire moment, celui où seule sa promesse de QE empêche le cauchemar sur les marchés financiers, notamment la spéculation sur les dettes d’État. En effet, le QE est aussi un instrument qui rassure. Si la BCE ne garantit plus qu’en cas de crise elle rachètera la dette italienne, alors les spéculateurs vont mécaniquement faire monter les taux d’intérêt de cette dette et donc appauvrir encore davantage l’État Italien. Le cercle vicieux est en place.


Quant aux possibilités d’aider les pays de la zone euro par des moyens encore moins conventionnels, il faut les oublier. Dette perpétuelle, annulation de dettes, monnaie hélicoptère… Toutes les idées avancées par les uns et les autres pour faire face à la crise du coronavirus paraissent condamnées, dans la mesure où si le QE est déclaré illégal, celles-ci seraient encore moins admissibles juridiquement. Ce qui signifie par exemple que certaines propositions récentes d’émission de dettes perpétuelles, achetées et conservées ad vitam aeternam par la BCE, n’ont aucune chance de prospérer. Quand bien même il est probable que la crise actuelle puisse favoriser l'établissement de règles d'exception.


L’Hélicoptère monétaire ou « monnaie hélicoptère » est un type de politique monétaire consistant, pour une banque centrale, à créer de la monnaie et à la distribuer directement aux citoyens, à la manière d'un dividende citoyen. De façon plus générale, on parle d'hélicoptère monétaire à propos de toute augmentation de la dépense publique — ou de baisse des impôts — qui n'aurait pas pour contrepartie une augmentation de l'endettement de l'État. (Wikipédia)

2/ En deuxième lieu : quelle place les juges allemands pensent-ils occuper dans l’UE ? En reprochant au gouvernement et au Parlement allemand de ne pas avoir vérifié les politiques mises en oeuvre par la BCE, la Cour suprême de Karlsruhe s’attaque à rien de moins qu’à l’indépendance de la Banque centrale, et remet par là-même en cause les traités. Probablement la BCE saura démontrer de la légalité de sa politique de rachat de dette, mais quel précédent ! L’Allemagne disposerait donc d’un droit de regard sur l’ensemble de la politique monétaire de l’UE ? Voilà qui institutionnaliserait une domination de l’Allemagne sur l’UE et par extension ses États membres.


3/ Troisièmement, et non moindrement, c’est une porte ouverte à la contestation. Si toutes les cours constitutionnelles de tous les États membres se mettent à donner leur interprétation de ce que l’Europe peut ou ne peut pas faire, cela pourrait donner lieu à de nombreux dissensus. Voilà que la Cour allemande tend une perche aux bagarreurs de l’UE, la Hongrie et la Pologne, pour ignorer et remettre en question les décisions de la CJUE qui leurs déplaisent, notamment sur leur politique migratoire pour laquelle ces pays ont été très critiqués. Pour exemple la réaction du premier ministre polonais, qui voit dans l’arrêt du 5 mai « l’un des jugements les plus importants de l’histoire de l’UE ».


Historiquement l’UE, depuis 1957, est une communauté de règles. Les Etats membres s’engagent à respecter les règles prévues par les traités et les décisions prises par la Commission en application de ces traités. L’assurance de la mise en oeuvre effective des dites règles consiste pour une grande part en des décisions de justice rendues aux différents niveaux juridiques pour condamner les États fraudeurs. La clef de voûte de ce système étant la CJUE et la prééminence qui lui est reconnue par les systèmes judiciaires des États membres de l’Union. Si celle-ci est remise en cause, c’est le fondement même de l’Union européenne qui l’est.


Jusqu’ici il était donc admis qu’au sein de l’Union les jugements rendus par la CJUE s’imposaient à toutes les juridictions des pays de l’Union. Les seules cours suprêmes qui avaient tenté de contester ce primat étaient celles de la Hongrie de Viktor Orban et la Pologne des Kaczynski. Quand la Cour constitutionnelle allemande s’y met à son tour, c’est évidemment une tout autre affaire.


Vers une rupture d'égalité entre les pays ?


Dans l’absolu, l’Allemagne n’aura pas de difficultés à trouver des acheteurs pour sa dette à des taux intéressants, mais la BCE ne peut pas se permettre d’abandonner l’Italie aux lois du marché. Il n’y aura pas beaucoup de difficultés pratiques pour contourner l’interdiction allemande, mais cela entraînerait une rupture de l’égalité entre l’Allemagne et l’Italie. Et c’est sur cette égalité, parce que le rachat de dette n’est pas sélectif, que repose la décision de la CJUE pour valider le QE.


"Pour le dire autrement : quelles lois doivent être changées pour en finir avec les vues monétaires et économiques insensées de ces juges ?" - Victor Constâncio

Pour relativiser cette décision, certains commentateurs soulignaient que l’arrêt rendu par les juges de Karlsruhe était davantage un rappel à l’ordre qu’une menace réelle. « Le jugement ne changera rien de fondamental à la politique monétaire de la BCE et à la lutte contre les crises. Il sera facile pour la BCE de prouver la proportionnalité de ses rachats », a réagi dans un communiqué Marcel Fratzscher, président de l’Institut économique de Berlin. Notons par ailleurs ce tweet, ironiquement éloquent, de Vitor Constâncio, ancien vice-président de la BCE, « Utiliser le bilan de la BCE comme outil de politique monétaire est interdit par la Cour allemande. Mais c’est fondé sur quelle loi ? Pour le dire autrement : quelles lois doivent être changées pour en finir avec les vues monétaires et économiques insensées de ces juges ? ».


Finalement, ce jugement pourrait bien obliger les Etats à ré-ouvrir en urgence un dossier qu’ils étaient pourtant bien décidés à ne plus toucher dans l’immédiat : une révision des traités qui clarifie les rôles et autorise de façon indubitable le type d’action entrepris par la BCE. Il pourrait aussi obliger les Etats à recourir davantage au levier budgétaire face aux crises pour limiter la pression sur la BCE.


Toutefois, il semble important de saisir l’opportunité de cette crise initiée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe pour viser plus grand. Vous l’aurez compris, cet article essaie de mettre en exergue la folie du QE, tout en lui reconnaissant une certaine pertinence, et la folie de la Cour allemande de vouloir y mettre fin. Si cela a l’apparence de la contradiction, détrompez-vous. Agir comme on le doit, c’est considérer que des mesures économiques n’ont d’intérêt qu’insérées dans un plan politique d’ensemble. Il faut assumer le fait que la création monétaire serve à financer la relance verte et sociale, et non à doper les cours de la Bourse. Ce qui est reprochable au QE, c'est qu'il ne profite que très marginalement à l’économie réelle.


En novembre 2015, par exemple, la campagne européenne « Quantitative Easing pour le Peuple » proposait, en guise d'alternative au QE de la BCE, d'injecter directement la monnaie dans l'économie sous la forme d'un dividende citoyen (ou Helicopter money), ou par le financement d'investissements publics. Oui, l’article 123 du TFUE fait obstacle à cette possibilité. Mais ce qu’il dit, c’est l’impossibilité pour la BCE de créer directement de la dette auprès d’un État. Avec un peu de malice, et c’est une des qualités principales d’un bon juriste, ce même article ne dit rien du don. Ce n’est donc pas la mesure économique qui compte en soi mais plutôt la cohérence de son application dans la société que l’on veut dessiner.

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