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Football et Covid-19 : réduction des salaires, à qui profite le crime ?


- par Virgil


Intro : l'Europe du football panique


Tous les passionnés de football le savent : depuis quelques semaines, les dimanches soirs semblent bien ternes. Exit les derbys, courses au titre et autres remuntadas européennes, terminées les cotes irréelles sur des combinés improbables sortis d'obscurs championnats des Balkans ; toutes les compétitions européennes sont à l'arrêt -à l'exception insolite de la Biélorussie, dont le championnat suit son cours pour des raisons tenant bien davantage à l'inconscience qu'à un esprit de résistance. Pour la première fois depuis la guerre, toutes les rencontres de football sont mises entre parenthèses : une situation périlleuse pour un football dont la viabilité ne tient qu'à la continuité du spectacle et au flux tendu de compétitions parfois superflues mais fort lucratives pour les diffuseurs (coucou la Ligue des Nations). A situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle : pour compenser les pertes de revenus liées au report (ou à l'annulation) des matchs, les fédérations travaillent avec les clubs pour permettre une réduction des salaires des footballeurs. Une décision facile à défendre et très certainement populaire, tant les extravagances financières et les sommes astronomiques diffusées à chaque mercato dans la presse ont pu choquer un public pour qui les accélérations chaloupées d'un Neymar Jr suffisent à peine à dissimuler la disproportion décomplexée du salaire. Faut-il le rappeler : s'il n'y a à première vue rien de choquant à ce que des millionnaires soient (un peu) moins millionnaires pendant que des travailleurs continuent d'affronter sans protections la pénibilité d'un quotidien de plus en plus misérable, le football est lui aussi un monde d'inégalités retentissantes dont il faut se garder de dresser des conclusions à l'emporte-pièce. La réduction du salaire d'une classe de privilégiés est séduisante, à tel point qu'elle ferait oublier ce qui se joue ici : un bras de fer entre salariés (aussi riches soient-ils) et patronat, dans un contexte qui devrait une nouvelle fois permettre à ces derniers de compenser une gestion entrepreunariale désastreuse par une énième vague de plans sociaux et de pressions sur la masse salariale. Le défi posé par cet article est d'analyser la situation en tant que conflit du travail sur la question salariale, indépendamment de ses effets d'échelle. Focus sur le sujet qui défraie la planète foot.


Une petite histoire des salaires dans le football


Le football, héritier de la soule médiévale (jeu de balle remontant au XIIe siècle), a une histoire longue. Et comme tout segment du monde du travail, il est fait de conflits entre salariés et patrons, notamment sur la question des rémunérations.


C'est à la fin du XIXe siècle que le football de gentlemen, alors pratiqué en amateur sur des terrains clos, se voit concurrencé par les premières équipes ouvrières du nord industriel de l'Angleterre, dont beaucoup pratiquent un professionnalisme déguisé et illégal (une situation bien illustrée dans la récente série The English Game). En 1885, le conflit entre un Nord ouvrier favorable à la rémunération des joueurs et un Sud amateur qui voit le football comme un « passe-temps » manque de provoquer un schisme dans le pays. En conséquence, la Fédération anglaise cède et autorise partiellement la rémunération de cette activité. Les premiers jalons du football moderne sont posés : parallèlement à l'usine, les ouvriers seront désormais salariés pour leur activité sportive par les patrons industriels eux-mêmes, dans un cadre paternaliste traditionnel que l'on retrouvera également en France (l'exemple du FCSM, qui fut longtemps sponsorisé par les usines Peugeot, est illustratif). Dans une interprétation marxiste, comme l'écrit Yann Dey-Helle dans un excellent article sur le site Dialectik Football, « le footballeur devient un exploité à part entière ». Si quelques-uns parmi les premiers professionnels gagnent davantage que les ouvriers d'usine, ce dont s'émeut à plusieurs reprises la presse, il faut bien voir que pour la plupart d'entre eux le football n'est qu'un complément de revenus bienheureux. Dans les années 1890, certains clubs comme Newcastle ou Sunderland paient leurs joueurs environ 5 livres par semaine, et jusqu'à 10 livres pour les meilleurs. La réaction patronale ne se fait pas attendre, et en 1893 est demandé le premier salary cap plafonnant à 4 livres par semaine la rémunération des joueurs (qui sera effectif en 1901). La même année est instauré le système du « retain and transfer » qui sera jugé « injustifiable » en 1963 : alors qu'auparavant les joueurs n'étaient tenus que de s'inscrire chaque saison dans le club de leur choix (ce qui permettait d'en changer d'une saison sur l'autre), les craintes de certains patrons de déséquilibrer la compétition firent adopter un système qui interdisait aux joueurs, une fois leur première saison disputée avec une équipe, de changer de club, y compris si le contrat liant le joueur au club était expiré. Le club n'avait ni obligation de le faire jouer, ni de le libérer, ni de renouveler son contrat : or, sans contrat, pas de salaire. Un joueur dans cette situation n'avait alors que deux choix : changer de Ligue (soit la Southern League, soit la Scottish League, fondées respectivement en 1894 et 1890), soit retourner à l'usine à plein temps. Et ceci pour préserver les intérêts des patrons de clubs, qui ont désormais toute autorité sur les salaires et la carrière des joueurs.


L'organisation des joueurs en syndicats ne donne pas grands résultats face à la pression que les organistions patronales mettent sur la Fédération, malgré les cas de décès sur le terrain ou les blessures graves que les dirigeants ignorent cyniquement. En 1907, une « chasse » aux syndicalistes est même lancée. Après la Première Guerre Mondiale, le salaire maximum est plafonné à £10 par semaine, et sera baissé à £9 dès 1920, puis £8 en 1921. Jusqu'en 1961, année où le salary cap est aboli, l'écart entre le salaire maximal des footballeurs (dont beaucoup ne bénéficient pas) et le salaire ouvrier moyen se réduit.

La France, elle, n'adoptera la professionnalisation qu'en 1932, malgré le fait que l'amateurisme auparavant était là aussi régulièrement contourné par des primes informelles. Dans les faits, les salaires resteront bas : le plafond est fixé à 2000 Frs, soit le double du salaire moyen ouvrier, mais la plupart des joueurs ne touchent pas autant. Le paternalisme industriel est là encore une source de pression, par la banalisation du contrat « à vie » (forme de retain & transfer) contre lequel s'élèvera Raymond Kopa dans les années 1960, le jugeant « esclavagiste ». Celui-ci disparaîtra à partir de 1972, dans le sillage de mai 68 : les contrats seront alors à durée déterminée, ce à quoi le patronat s'adaptera très rapidement pour en tirer profit.


L'arrêt Bosman en 1995, permettant la libre-circulation des footballeurs en Europe en faisant sauter le nombre de joueurs étrangers autorisé par équipe, fait basculer le football dans une nouvelle ère et accélère la marchandisation des joueurs. Les clubs les plus rentables peuvent désormais créer des situations de monopole en attirant les meilleurs sportifs grâce à des salaires en augmentation, encouragés par plusieurs facteurs de développement capitalistique : la financiarisation du football, l'augmentation exponentielle des revenus de télédiffusion et de merchandising, et l'immiscion d'investisseurs exogènes au monde du sport (comme Abramovich à Chelsea en juin 2003).


Les conséquences de la suspension des matchs sur les recettes


La suspension des championnats et l'incertitude de leur reprise avant la saison prochaine pourraient porter un énorme coup aux finances du monde du football. La perte totale au niveau européen, en cas d'arrêt définitif des championnats, est évaluée entre 3,4 et 4 milliards d'auros (300 à 400 millions pour les championnats français). Les problèmes ne sont pas identiques d'une division à l'autre, ni d'un club à l'autre. Comme l'écrit Dialectik Football, « les grosses cylindrées ont de la marge pour traverser la tempête […] les effets de la crise du coronavirus risquent d'être plus compliqués à encaisser pour certains clubs des divisions inférieures, beaucoup plus dépendants des recettes de billetterie ». Premier problème : la perte des droits de retransmission télévisée. En France, Canal+ et Bein Sports ont annoncé suspendre une partie de leurs versements correspondant aux matchs non-diffusés. Le même problème se retrouve à l'échelle européenne. Or, depuis les années 1990 et 2000 et l'apparition de nombreuses chaînes à péage, l'explosion des droits de retransmission a créé une énorme dépendance des trésoreries de clubs à ces revenus. Alors qu'auparavant la diffusion sur des chaînes publiques permettait de plafonner ces derniers et de contrôler le marché, le jeu de la concurrence entre acteurs privés a fait grimper les prix et créé des situations de quasi-monopole.Le budget des clubs augmentant et du fait de l'arrêt Bosman, les grandes équipes ont pu rassembler les meilleurs joueurs et accroître la qualité du spectacle proposé, attirant davantage de téléspectateurs ; in fine, les droits de retransmission se sont revendus d'autant plus cher du fait d'une concurrence renforcée par la promesse d'une rentabilité de plus en plus forte. Entre 1991 et 2001, les droits télévisés pour l'Angleterre sont passés de 30 à 900 millions d'euros ; pour la France, le chiffre a grimpé de 20 à 400 millions. Pour la période 2016/2019, les droits TV anglais domestiques ont atteint 2,3 milliards d'euros annuels (726 millions pour la France), à quoi il faut ajouter les droits à l'international (1 milliard par an pour l'Angleterre sur la période 2013/16, en augmentation constante). Aujourd'hui, on estime que les droits télévisuels représentent entre 60 à 75% des revenus des clubs de première division selon les championnats, une sacrée manne financière qui permet aux grands clubs de garder la tête hors de l'eau eu égard aux dépenses monumentales consenties pour espérer remporter des compétitions.


Ceci explique que pour la plupart des dirigeants de grands clubs, les compétitions doivent être jouées coûte que coûte, en dépit de la santé des joueurs (comment jouer pour certains près de vingt matchs en un mois à peine?), quitte à jouer les matchs à huis-clos. L'UEFA n'a pas manqué de menacer les championnats qui abandonneraient d'être exclus de compétitions européennes l'année prochaine. Finir les championnats coûte que coûte : c'est l'exigence des diffuseurs auprès des clubs, créant une situation de chantage particulièrement inaudible en période de crise sanitaire, quand bien même cela ne nécessite pas de public dans les stades. De façon assez surprenante, les recettes de billetterie ne sont pas indispensables aux grands clubs européens, représentant à peine 10% des revenus globaux dans les grands championnats. De là à supposer que le public du stade n'est plus, aujourd'hui, qu'un décor télégénique assurant l'audience télévisée, il n'y a qu'un pas à franchir, qui expliquerait en partie la chasse aux ultras et l'explosion des prix des places au stade permettant d'attirer un public plus familial et plus aisé, donc peu susceptible de débordements qui pourraient nuire à l'image des championnats.


Bien évidemment, il existe de telles disparités au sein du monde du football que tous les clubs ne peuvent se permettre de se passer de billetterie. En Angleterre, pays qui a traditionnellement toujours tâché de maintenir une forte affluence au stade, celle-ci représente globalement près de 30% des revenus des clubs ; en Allemagne, environ 20% ; aux Pays-Bas, en Suède ou au Portugal ce chiffre monte à 35%, tandis qu'en Ecosse les clubs dépendent à près de 50% des affluences les jours de match. Rappelons que ce pourcentage est à mettre en lien avec les revenus télévisés : plus ceux-ci sont élevés, plus la part de billetterie sur les revenus globaux baisse -mais cela n'explique pas tout comme on le voit avec l'exemple de l'Angleterre, qui est le pays où les droits TV sont les plus élevés. En somme, ceux qui ont le plus à perdre avec l'idée de jouer à huis-clos sont les clubs des divisions inférieures, qui ne jouissent pas, loin de là, des mêmes revenus de diffusion. Les clubs amateurs, notamment, sont particulièrement menacés puisque directement dépendants des ventes de places au stade. En Italie, les clubs de 3e ou 4e division sont particulièrement inquiets : une suspension du championnat impliquerait sans aucun doute la faillite de certains clubs et la mise au chômage de nombreux salariés, joueurs ou non. Or, en cas de faillite, ces joueurs sont loin de jouir des mêmes salaires que les superstars du football et ne peuvent se passer de trois ou quatre mois de paie en moins, tout comme les employés des clubs qui ont pour la plupart été mis au chômage forcé, y compris dans les clubs de premières divisions européennes.


La crise pourrait également avoir un impact à plus long terme sur les finances de clubs dont le business model repose sur le trading des joueurs, c'est à dire l'achat de joueurs à bas prix et au potentiel important permettant de fortes plus-values à la revente lors des deux fenêtres annuelles de mercato. A l'heure actuelle, on estime que les joueurs pourraient perdre en moyenne 28% de leur valeur sur le marché des transferts, ce qui représente autant de pertes potentielles sur les investissements réalisés -ce qui en dit long, par ailleurs, sur la volatilité des valeurs marchandes dans un environnement économique aussi spéculatif que le football moderne. Des clubs comme le LOSC (Lille), l'AS Monaco ou les clubs portugais (Sporting, Benfica en tête) et néérlandais pourraient ainsi voir leurs revenus transferts amputés de plus du tiers. Les pertes financières s'annonçant importantes pour l'ensemble du football européen, on devrait assister à un mercato d'été bien plus calme que prévu et à moins de demande sur le marché, donc à une déflation. Encore une fois, il est probable que les joueurs eux-mêmes pâtissent de la situation, dans la mesure où, dans l'autre sens, il est fort probable que les clubs proposent moins de contrats à des chômeurs, de jeunes footballeurs ou à des apprentis.


Il n'est pas impossible, en outre, que l'on assiste ça et là à un désengagement partiel ou total des investisseurs dans certains clubs. Ceux-ci étant pour la plupart engagés dans d'autres formes de business à l'extérieur du monde du football, il se pourrait qu'ils n'aient plus les moyens de financer leurs occupations sportives en cas de récession économique ou de crise financière globale. Des clubs comme Chelsea, Manchester United, Monaco, l'Inter de Milan, Lille ou Marseille, plus ou moins dépendants d'investissements privés, pourraient ainsi réduire la voilure et diminuer leurs investissements sur le marché, avec les conséquences que cela pourrait impliquer en termes de compétitivité.


Enfin, certains clubs pourraient être impactés par la crise boursière qui a démarré avec l'épisode de pandémie mondiale. Entre le 19 février et le 23 mars 2020, le Stoxx Europe Football Index, indice regroupant l'ensemble des clubs européens côtés en bourse, a perdu la moitié de sa valeur, passant de 167,20 à 80,57, soit son meilleur et son pire score depuis plus de trois ans. Parmi les plus gros clubs cotés en Bourse, on trouve l'Olympique Lyonnais, le Borussia Dortmund, la Juventus, l'AS Roma, le FC Porto ou encore l'Ajax Amsterdam.


Le football, une économie en crise continue


Faut-il considérer la crise que traverse actuellement le football comme un « coup du destin » ? Faut-il s'étonner de l'effondrement des finances des clubs ? Faut-il venir au secours d'un secteur qui, d'après ses dirigeants, est frappé malgré lui par un phénomène extérieur au monde du football ? Il est à vrai dire difficile de compatir. Le football ne vient pas de subir une crise : il l'entretient depuis tant d'années qu'on peut aussi penser que son écroulement était, tôt ou tard, inévitable. Il fut cette fois provoqué par un facteur exogène (le Covid-19) qui n'a été, au fond, que l'allumette qui fit sauter la poudrière. La bonne santé du football européen était un leurre, de la poudre aux yeux, une instabilité dissimulée par des montants de transaction disproportionnés. Tout le monde voyait venir, tôt ou tard, l'effondrement : personne n'a rien fait, et le fair-play financier, même s'il était bien intentionné, fut un coupe-feu bien trop facile à contourner pour qu'on puisse réellement tenter de réguler le marché des clubs. Comme le déclarait dans Le Monde Gérard Lopez, président du LOSC : «Imaginez-vous dire à un grand club européen qu’il doit accepter un système de régulation qui permette de parfois laisser gagner les autres ? C’est absolument impensable ».


Rien ne ressemble plus au football moderne que la finance internationale. L'arrivée dans le circuit de businessman complètement étrangers au monde du sport et le passage d'un football à la gestion capitaliste « paternaliste », nourri par des investisseurs locaux, à un capitalisme financiarisé, mondialisé et sous perfusion des droits télévisés -à l'international notamment- a complètement bouleversé le business model des premières divisions européennes.


Le phénomène de financiarisation du football a été bien observé par Jérémie Bastien, maître de conférences en économie du sport, dans sa thèse « Le football professionnel européen dans un système capitaliste financiarisé en crise... » (2017). Il relève plusieurs facteurs qui laissent penser, non seulement que le système économique du football est depuis des années hautement instable, et même en crise, mais également que ces facteurs forment un cercle vicieux qui ne pouvait qu'indiquer dans les années à venir une explosion de sa bulle spéculative. Premier facteur : le passage des contrats de joueurs à l'actif du bilan financier des clubs, c'est-à-dire le fait de considérer les joueurs comme des immobilisations incorporelles, ceux-ci n'étant alors plus recrutés pour leur seule « valeur d'usage » (leur qualité sportive) mais aussi pour leur « valeur de non-usage » (leur capacité à attirer des financeurs, générer des recettes, contribuer à la richesse du club, etc.). La pratique des « TPO » (third party owner) est également hautement spéculative : elle permet, lors d'un transfert entre deux clubs, de faire appel à une tierce partie qui acquièrera une partie des droits du joueurs en échange du règlement d'une partie du prix du transfert, dans l'espoir d'une plue-value à la revente et donc d'un retour sur investissement. Le cas d'Eliaquim Mangala est peut-être le plus médiatisé d'entre eux, le joueur étant transféré au FC Porto sans même être mis au courant qu'une tierce personne avait pris dans l'opération un droit de décision dans sa carrière. Ainsi, le système du TPO « rend compte de l’accélération de la logique de mutation des joueurs en actifs financiers […] [et] en considérant les joueurs comme des produits financiers qui, au-delà d’être échangés sur un marché, peuvent être morcelés et simultanément détenus par plusieurs investisseurs, [elle] constitue un élément explicite de la financiarisation du football ». La TPO est en fait un mécanisme de titrisation assez simple ; mais le plus évident d'entre tous est évidemment l'entrée en Bourse de nombreux clubs européens, clubs anglais en tête (avant de s'en retirer pour défaut de rentabilité), entre autres formes d'actionnariat.


La financiarisation du football européen s'est traduite par des investissements plus intenses sur le marché des transferts et par un accroissement de la compétitivité entre clubs ; plus l'investissement est important, plus le retour sur investissement, c'est à dire la victoire dans les compétitions, est attendu, se traduisant par encore plus d'investissements, etc. La convergence de tous ces phénomènes a provoqué d'autre part une inflation extrêmement nette des salaires, explicable de plusieurs façons. Premièrement, le prix estimé d'un joueur est calculé sur la base du cumul de tous ses salaires sur la durée du contrat. Grossièrement, mieux un joueur est payé, plus son prix d'achat va augmenter ; le potentiel du joueur est également à prendre en compte (à la fois sur sa valeur d'usage et de non-usage) et peut faire varier le coût du transfert. Ainsi, un joueur en milieu de carrière a tendance à voir son salaire augmenter à chaque renégociation de contrat et à chaque transfert, par l'entremise notable d'un effet « hold-up » : soit il va prolonger dans un club qui veut le garder et va demander une augmentation de salaire, soit il ne prolonge pas et partira dans un club qui lui donnera de toute façon (à quelques exceptions près). Ce phénomène est mécanique et a en outre beaucoup à voir avec des commissions occultes ou un rôle de lobbying des agents. Dans un contexte de compétitivité, chaque club veut pouvoir disposer des meilleurs joueurs et peut être prêt, pour cela, à payer plus que son concurrent. Chaque nouveau palier franchi devient ainsi une norme et a tendance à voir des joueurs s'aligner dessus par la suite, faisant encore grimper le palier maximal pour les superstars et ainsi de suite. Sans salary cap, il n'existe pas de sommet.


Le cercle vicieux est ainsi le suivant : l'augmentation des revenus des clubs crée une inflation sur les transferts et sur les salaires, provoquant une hausse du niveau de jeu des meilleures équipes, créant une hausse de la compétitivité entre clubs, et donc à une « course à l'armement » contribuant encore plus à une inflation des transferts et des salaires, créant une hausse de l'endettement, et donc une hausse des besoins de revenus, et donc une nouvelle inflation, etc, etc. Tout ceci s'accompagne également d'une hausse des inégalités entre clubs et donc entre joueurs, les superstars étant payées de plus en plus cher quand le marché des joueurs « moyens » stagne davantage. En Série A, par exemple, on estime que les 10% des joueurs les mieux payés absorbent 25% de la masse salariale, tandis que les 66% de joueurs les moins bien payés en absorbent un tiers. Au total, la masse salariale cumulée du football européen a augmenté de 607% entre 1995 et 2004, passant de 1,5 à 10,6 milliards d'euros, pendant que le montant total des indemnités de transfert était multiplié par sept. Ce besoin exponentiel de revenus de la part des plus grands clubs européens afin de maintenir leur compétitivité explique sans doute le projet de création, à l'image de la NBA, d'une Super League européenne garantissant des droits de diffusion élevés afin de pouvoir s'acquitter d'une masse salariale représentant parfois près de 90% du chiffre d'affaires des clubs.


Un dernier indicateur met en évidence l'idée d'un système économique malade : le niveau et la fréquence des exercices déficitaires des clubs ainsi que de leur endettement : « depuis 2008, le résultat net cumulé des clubs européens de première division est constamment négatif. À titre d’exemple, en 2012/13, les dettes cumulées des clubs de première division se sont élevées à plus de 3,2 milliards d’euros en Espagne, environ 3 milliards d’euros en Angleterre, 1,7 milliard d’euros en Italie, 913 millions d’euros en France, et 691 millions d’euros en Allemagne » (Bastien, 2015). Tous ces facteurs (augmentation du prix des transferts, augmentation des masses salariales des joueurs, augmentation des revenus, normalisation des déficits) et la relation d'interdépendance qui les explique mettent en évidence la mauvaise santé du marché depuis le début des années 2000. La crise du football moderne n'a donc pas attendu le coronavirus pour se montrer.


Quand les grands sabrent, les petits trinquent


Alors que l'explosion du financement du football est pour partie liée à la financiarisation des clubs et à des mécanismes créateurs de fortes inégalités, que nous convient-il de repenser : l'inflation des salaires générée par le système ou le système générant l'inflation ? La réduction des salaires des joueurs fait craindre, comme on l'a vu dans d'autres contextes et en d'autres temps, que les patrons profitent opportunément de la crise pour faire payer aux salariés les conséquences d'une gestion économique spéculative désastreuse. Surtout, il fait craindre que les clubs se servent de cette mesure démagogue pour surmonter la crise sans remettre en question leur fonctionnement économique. Au final et en l'absence de cadre commun, il pourrait ne s'agir que d'un « coup de com' » bienvenu empêchant de repenser cette économie devenue folle, et permettant aux « grands » de se sauver à moindres frais au détriment des « petits ». Car en fin de compte, quel bénéfice sera tiré par la société de l'adoption de ces modalités ? La plupart des joueurs de football ne gagnent pas des millions, et beaucoup ne peuvent se permettre de perdre une partie de leurs revenus. D'autre part, et comme l'a mentionné le syndicat des joueurs anglais, une réduction des salaires fait craindre une réduction des cotisations sociales : pour la Premier League, on estime qu'une diminution de 30% de l'ensemble de salaires correspondrait à une perte d'environ 200 millions de livres par an pour l'Etat, un manque à gagner considérable. Ceci explique que beaucoup d'entre eux préfèrent faire des dons directs aux organismes de santé plutôt que de permettre aux clubs d'alléger une masse salariale qu'ils ont pourtant consentie alors qu'ils n'ont pour la plupart pas de trésorerie propre suffisante pour s'en acquitter.


Pendant ce temps, les salariés non-joueurs des clubs sont mis au chômage technique ; à Montpellier, les joueurs ont eux-mêmes versé une partie de leurs revenus pour compléter les salaires des employés mis à pied. En France, les clubs ont été autorisés au recours au chômage partiel ainsi qu'à des reports ou des annulations de cotisations sociales, constituant encore une fois un manque à gagner pour l'Etat, quand dans le même temps ils exigent des mesures de « solidarité » de la part des joueurs. Le patronat, comme un seul homme, s'est enfoncé dans la brèche : en Espagne, Javier Tebas, président de la Ligue, a incité les clubs à recourir à l'ERTE (une procédure similaire au chômage partiel). Les énormes revenus des clubs n'auraient-ils pas dû servir à justement surmonter des crises comme celles-ci ? Les ultras du Rayo Vallecano ne s'y trompent pas, en critiquant la décision du club de mettre à pied ses salariés : « N’est-ce pourtant pas le moment de faire ressortir la solidarité qu’a tant à la bouche la direction du club ? Personne n’est dupe, lorsqu’on crée une entreprise, on le fait dans le but d’en tirer des bénéfices sous forme de dividendes, et qu’en football le virus du marché est incompatible avec le fait de hisser le drapeau de la solidarité. […] La saison dernière, le Rayo a déclaré des bénéfices qui avoisinaient les 20 millions d’euros. Où sont-ils ? ». Les Football Leaks ont suffisamment montré, en effet, que le mot « solidarité » n'avait que peu de valeur dans la bouche des dirigeants européens, et encore moins lorsqu'à l'arrivée, le rapport de force tourne à l'avantage des grands patrons et des actionnaires sur les salariés.



Comme l'écrit Dialectik Football, « Au terme de la saison, une partie de l’addition risque d’être payée par les joueurs. Certains resteront sur le carreau. Comme dans un plan social. Le nombre de premiers contrats pro sera sûrement réduit, laissant aussi des aspirants et apprentis en rade ». Les conséquences pour le football amateur, dont le financement dépend directement des recettes de billetterie et du financement par les gros clubs, s'annoncent terribles. Des coupes salariales seront sans doute envisagées, notamment du côté des employés et de joueurs peu exposés médiatiquement, ce qui est d'autant plus grave que de nombreux secteurs vivent indirectement du football. Les inégalités vont sans doute encore s'accroître et les projets des grands dirigeants européens, Agnelli -président de la Juventus- en tête, ne vont pas en faveur d'un rééquilibrage. En contrepartie, il est peu probable que le football se régule : financiarisation, spéculation, compétition et inflation risquent de perdurer dans le marché de demain, sans prises de position courageuses de la part des instances décideuses. Comme toujours lors d'une crise capitalistique, quand les grands sabrent, les petits trinquent.




Sources :


Marseille J., « Une histoire économique du football en France est-elle possible ? », Vingtième siècle, n°26, avril-juin 1990, pp.67-72


Bastien J., Le football professionnel européen dans un système capitaliste financiarisé en crise : une approche régulationniste des facteurs de changement institutionnel, thèse de doctorat soutenue 5 décembre 2017


« Coronavirus : le chômage partiel aussi pour les footballeurs », Huffington Post, 9 avril 2020 [en ligne]


Candau A., « Foot et Covid-19 : le prix du vide », Sofoot, 25 mars 2020 [en ligne]


Launay V., « Covid-19 : quelles conséquences sur le modèle économique des clubs français ? », Sofoot, 9 avril 2020 [en ligne]


Dey-Helle Y., « L'industrie du football à l'épreuve de la crise du coronavirus », Dialectik Football, 22 mars 2020 [en ligne]


« Italie : inquiétudes quant au sort des footballeurs des divisions inférieures », Dialectik Football, 8 avril 2020


Dey-Helle Y., « Tensions autour du salaire des joueurs en Italie », Dialectik Football, 5 avril 2020 [en ligne]


Dey-Helle Y., « Le salaire des footballeurs, toute une histoire », Dialectik Football, 6 avril 2020 [en ligne]


Dey-Helle Y., « Les ultras du Rayo Vallecano vent debout contre la mise au chômage des salariés du club », Dialectik Football, 10 avril 2020 [en ligne]


« Salary Cap et taxe sur les transferts : les impasses de la régulation », Cahiers du Football, 14 septembre 2017 [en ligne]


« Coronavirus : le football français a trouvé un accord pour une baisse des salaires en avril », Le Monde, 7 avril 2020 [en ligne]


« Les clubs de football réduisent les salaires, les syndicats de joueurs réclament un cadre commun », Le Monde, 29 mars 2020 [en ligne]


« Les salaires des footballeurs au cœur de la polémique en Angleterre », Le Monde, 6 avril 2020 [en ligne]


Thiriez F., « Le football est-il une entreprise comme les autres ? », Revue internationale et stratégique, n°94, 2014/2, pp. 97-110


Llorca M., Teste T., « Dépenses salariales et performance dans l'industrie du football », Revue française d'économie, 2016/2, pp. 125-145

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