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[Point de vue] Continuité pédagogique : entre chaos général et renforcement des inégalités

Dernière mise à jour : 23 mai 2020

-𝑝𝑎𝑟 𝐿𝑖𝑠𝑒


Lors de son allocution du lundi 13 avril 2020, dans laquelle il a précisé l’allongement de la période de confinement jusqu’au lundi 11 mai, Emmanuel Macron a glissé quelques mots à l’attention des usagers de l’Education Nationale - les élèves, leurs familles, et autres personnels de la fonction publique. Il précise qu'« à partir du 11 mai, nous réouvrirons progressivement les crèches, les écoles, les collèges et les lycées. C’est pour [lui] une priorité, car la situation actuelle creuse des inégalités. Trop d’enfants, notamment dans les quartiers populaires, dans nos campagnes, sont privés d’école, sans avoir accès au numérique et ne peuvent pas être aidés de la même manière par les parents. Dans cette période, les inégalités de logement, les inégalités entre familles sont encore plus marquées. C’est pourquoi nos enfants doivent pouvoir retrouver le chemin des classes. »


Mais alors, comment expliquer les écarts qui se creusent entre les élèves alors que Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Education Nationale, nous martelait le vendredi 13 mars que l’Education Nationale était prête à faire face à la fermeture des établissements scolaires ?


Pour permettre aux élèves de continuer l’école à la maison, le principe de « continuité pédagogique » avait été invoqué à partir du lundi 16 mars. « Nous sommes prêts », annonçait JM Blanquer. Comment se sentir prêts quand les fonctionnaires de l’Education Nationale apprennent à la télévision, exactement en même temps que des millions de familles, la fermeture des établissements scolaires ? « Nous sommes prêts ». Comment se sentir prêts, alors que le bulletin officiel qui sert de texte de référence à la continuité pédagogique a été publié le 5 mars, seulement une semaine avant la fermeture annoncée des établissements scolaires, et après des semaines de déni du ministère de l’Education Nationale vis-à-vis de cette crise ? « Nous sommes prêts. » Mais comment se sentir prêts lorsque même l’Espace Numérique de Travail (ENT pour les intimes), qui doit se révéler être le grand vecteur de la continuité pédagogique, crashe le tout premier jour de confinement, ne résistant pas aux milliers de connexions simultanées …?


𝗗𝘂 𝗰𝗼̂𝘁𝗲́ 𝗱𝗲𝘀 𝗲𝗻𝘀𝗲𝗶𝗴𝗻𝗮𝗻𝘁𝘀, 𝘂𝗻 𝗺𝗮𝗶𝘁𝗿𝗲 𝗺𝗼𝘁 : 𝗹’𝗶𝗺𝗽𝗿𝗼𝘃𝗶𝘀𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻


Selon la circulaire du 28 février 2020, à l’attention des recteurs, inspecteurs et directeurs d’académie, la continuité pédagogique « vise (…) à maintenir un lien pédagogique entre les professeurs et les élèves, à entretenir les connaissances déjà acquises par les élèves tout en permettant l’acquisition de nouveaux savoirs. » Du côté des enseignants, cela signifie qu’ils devront adapter leurs pratiques pédagogiques de manière à ce que tous les élèves puissent bénéficier d’un enseignement à distance lors de la période de confinement, à l’aide des outils numériques fournis par l’Education Nationale. Autrement dit, il leur est demandé en quelques jours de repenser leur manière d’enseigner ; d’adapter leurs supports de cours ; de consulter, de s’approprier et de s’auto-former à la palette d’outils numériques recommandés pêle-mêle par le ministère, qui se sont par ailleurs avérés pour certains insuffisants, voire défectueux ; de les faire se conjuguer avec leur progression de cours ; d’individualiser leurs pratiques en fonction de chaque élève ; d’élaborer des stratagèmes pour maintenir le contact avec élèves et familles et ainsi éviter le décrochage scolaire ; et enfin parfois de faire une croix sur certains projets pédagogiques initiés depuis des mois et que l’enseignement à distance rend impossible. Pour cela, les personnels d’établissements scolaires devront utiliser leur propre matériel informatique et de communication, au détriment parfois de leur vie personnelle. Dans cette perspective, il est aisé d’imaginer le sentiment d’abandon ainsi que le désarroi ressenti par les enseignants, notamment pour ceux du premier degré qui devront employer les outils numériques pour enseigner à distance à l’école primaire et en maternelle aux enfants de 3 à 11 ans…


Le lundi 16 mars, tout devait être prêt pour permettre aux élèves de poursuivre leurs apprentissages à la maison. Sans cadrage de l’institution, les enseignants ont dû créer à la hâte leurs propres outils afin de continuer à exercer leur métier. L’objectif avancé par JM Blanquer semblait difficilement atteignable. Certains représentants syndicaux avaient pourtant demandé au ministère d’annoncer une semaine de transition, le temps pour les personnels de l’Education Nationale de s’organiser avec les familles et de permettre à chaque élève d’acquérir les codes nécessaires pour ne pas être déstabilisé par les supports numériques. Au début du confinement, les enseignants se sont retrouvés isolés avec une surcharge de travail conséquente, laissant un goût amer face aux déclarations de JM Blanquer qui prônait, en leur nom, que la situation était sous contrôle. Pas le temps d’aller cueillir des fraises en somme... Certains, heureusement, ont su adapter leurs pratiques du mieux qu’ils pouvaient, toujours dans le but de permettre à chaque élève d’avancer dans leurs apprentissages et tout en tenant compte des individualités de chacun. Soulignons par ailleurs que certains personnels de l’Education Nationale assument également leur rôle de parents, ce qui constitue déjà un travail à temps plein durant le confinement (les intéressés comprendront). Face à cette nouvelle ère pour l’Education Nationale, les enseignants s’entendront pour dire que boucler le programme dans de bonnes conditions pour les élèves, d’ici à la fin de l’année, devient une douce utopie, mise de côté depuis longtemps.


𝗘𝗻𝘀𝗲𝗶𝗴𝗻𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁 𝗮̀ 𝗱𝗶𝘀𝘁𝗮𝗻𝗰𝗲 𝗲𝘁 𝗿𝗲𝗻𝗳𝗼𝗿𝗰𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁 𝗱𝗲𝘀 𝗶𝗻𝗲́𝗴𝗮𝗹𝗶𝘁𝗲́𝘀


Et du côté des familles ? Après plusieurs semaines d’expérimentation de la continuité pédagogique, les enseignants s’entendent, en définitive, sur un tout autre type de continuité : les élèves qui étaient à l’aise avec le système éducatif français continuent de s’en sortir malgré le confinement ; les élèves qui étaient décrocheurs se révèlent décrocher davantage.

Plusieurs facteurs expliquent ce décrochage. Tout d’abord, les élèves et familles ont souvent été déstabilisés par la multiplicité des supports utilisés par les enseignants pour permettre la continuité pédagogique : utilisation de l’ENT, exercices et cours envoyés par mail, classes virtuelles bondées avec une connexion approximative, dans lesquelles il est difficile de se faire entendre pour poser des questions à l’enseignant, utilisation des réseaux sociaux, de l’application WhatsApp, de Discord pour dispenser des cours, … Il a été demandé aux enseignants d’improviser, c’est ce qu’ils ont fait ; sans avoir réellement le temps d’harmoniser leurs pratiques avec leurs autres collègues (notamment en collège et en lycée), ni de proposer une réponse éducative et pédagogique lisible pour l’ensemble des familles. Enfants et parents se sont retrouvés noyés dans la multiplicité des supports employés. En outre, qu’en est-il des familles qui ne disposent pas des outils informatiques adaptés, qui n’ont pas d’ordinateur familial ou d’imprimante à la maison, et où les élèves doivent suivre leurs cours en ligne sur leurs téléphones portables ? Pour beaucoup d’élèves pour qui venir en cours était déjà une épreuve, certains ont, dès lors, renoncé devant ces difficultés.


Des parents se sont également sentis démunis et ont dû faire face à un profond sentiment d’échec de ne pas pouvoir aider leurs enfants dans leurs apprentissages. En effet, on ne s’improvise pas prof du jour au lendemain ; surtout quand on doit, durant cette période de crise, conjuguer télétravail et école à la maison pour un ou plusieurs enfants à des niveaux d’études complètement différents. Ce sentiment d’échec est démultiplié pour les familles les plus défavorisées, parfois d’origine étrangère, qui ne disposent pas du bagage scolaire et/ou qui ne maîtrisent pas parfaitement la langue française pour accompagner leurs enfants.

Par ailleurs, quid des élèves à besoins éducatifs particuliers ? Selon l’Institut des Hautes Etudes de l’Education et de la Formation, la notion d’élèves à besoins éducatifs particuliers « recouvre une population d’élèves très diversifiée : handicaps physiques, sensoriels, mentaux ; grandes difficultés d’apprentissage ou d’adaptation ; troubles de l'apprentissage ; enfants malades ; enfants en situation familiale ou sociale difficile ; mineurs en milieu carcéral ; élèves nouvellement arrivés en France ; enfants du voyage … » Pour permettre l’accueil et la scolarisation de ces élèves, les établissements sont tenus à l’échelle locale de mettre en place des aménagements scolaires et des protocoles évolutifs adaptés à la situation de chacun. Dans ces circonstances, comment favoriser l’accompagnement et la prise en compte des individualités de ces élèves avec un système d’enseignement à distance de grande ampleur, qui repose entièrement, et telle une condition sine qua none, sur la maîtrise des outils informatiques par l’ensemble de nos jeunes concitoyens ? JM Blanquer expliquait aux micros des journalistes, le jeudi 12 mars, que les mécanismes de continuité pédagogique préparés « depuis maintenant plusieurs semaines » avaient pour but « qu’aucun élève ne reste au bord du chemin ». Difficile de s’en persuader désormais.


Pour soulager les familles de ce fardeau scolaire, JM Blanquer a lancé le mercredi 18 mars l’opération « Nation apprenante » : « France Télévisions, Radio France, Arte et l’Education Nationale se mobilisent pour mettre à disposition des professeurs, des élèves et des familles des programmes de qualité en lien avec les programmes scolaires ». Mais ce dispositif semble constituer une réponse insuffisante compte tenu de la multiplicité des formations, du niveau de progression dans les programmes de chaque enseignant et des besoins particuliers de chaque élève évoqués précédemment. Après quelques semaines de confinement, cette situation de renforcement des inégalités à l’école s’illustre avec le cas des élèves en lycée professionnel. Le syndicat de la CGT témoigne : « Les enseignants des lycées professionnels font, depuis trois semaines, l’amer constat qu’il est très compliqué de ne pas perdre le lien avec les élèves pendant cette période. Le manque de matériel informatique dans les familles, le manque d’autonomie avec les outils numériques sont autant de facteurs qui expliquent le décrochage pour ces élèves qui sont issus, dans leur grande majorité, de milieux défavorisés ».


Avec l’annulation des épreuves du baccalauréat, du brevet des collèges, du BTS, et l’obtention des diplômes par contrôle continu, l’Education Nationale achève de creuser les inégalités qu’elle avait créé en donnant aux diplômes une valeur fluctuante en fonction de l’établissement scolaire d’obtention. En effet, l’obtention du diplôme reposera uniquement sur les notes obtenues par les élèves au cours de l’année, et donc de de la manière de noter de leurs enseignants (plus ou moins complaisants ou sévères). Les examens finaux ne viendront donc pas garantir la même valeur au diplôme d’un établissement scolaire à un autre. C’est pourtant l’un des objectifs visés par la réforme du baccalauréat menée par JM Blanquer ; celle-là même qui a provoqué un tollé du côté du monde enseignant, avec ses désormais célèbres E3C (Epreuves Communes de Contrôle Continu), soit 40% de la note finale obtenue par contrôle continu. En tant qu’ex-directeur d’une business school, le ministre de l’Education Nationale souhaite-t-il augmenter la compétitivité de nos établissements scolaires publics ?


𝗟’𝗛𝘂𝗺𝗮𝗶𝗻, 𝗴𝗿𝗮𝗻𝗱 𝗽𝗲𝗿𝗱𝗮𝗻𝘁 𝗱𝗲 𝗹𝗮 𝗰𝗼𝗻𝘁𝗶𝗻𝘂𝗶𝘁𝗲́ 𝗽𝗲́𝗱𝗮𝗴𝗼𝗴𝗶𝗾𝘂𝗲


Lors de la préparation du principe de continuité pédagogique en lien avec la fermeture des établissements scolaires, le gouvernement semble avoir mis de côté l’un des aspects du cœur du métier, soient leurs usagers : élèves, familles et personnels de l’Education Nationale. D’un côté, les enseignants, personnels de vie scolaire, chefs d’établissement mis devant le fait accompli des directives pensées en haut lieu et à leur insu ; et de l’autre côté, les élèves et leurs familles mis devant leur propre échec vis-à-vis du système éducatif français. Dans ce chaos généralisé, il en a été oublié l’essentiel : la santé de tous. Pour les familles comme pour les membres de l’institution, ni l’angoisse de la maladie et de la mort, ni le deuil, ni la santé mentale de chacun (parfois entassés dans des appartements trop petits, ou connaissant des faits de violence à la maison) n’ont semblé être pris en considération par l’institution.


Lors de son allocution du lundi 11 avril, Emmanuel Macron dit vouloir la réouverture progressive des écoles dès le lundi 11 mai pour empêcher les inégalités de se creuser davantage. Il est difficile de se persuader que la préoccupation du gouvernement aille réellement aux enfants des familles les plus défavorisées quand les fonds sociaux à destination de ces dernières ont été divisés par deux en 2020 ; quand elles ont été oubliées dès la préparation de la continuité pédagogique ; et quand des consignes de réouverture garantissant la santé de tous, adultes comme élèves, n’ont toujours pas été précisées. Triste sort pour l’Ecole de la République, quand la santé de nos enfants et des fonctionnaires paraît être mise de côté au profit de la croissance et de la reprise de l’activité économique.

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