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Consommation de drogues : pour qui légalise-t-on ?

Dernière mise à jour : 28 juin 2020

par Elodie


« L’abstinence forcée des individus et la prohibition comme modèle de régulation se sont toujours soldées par des échecs »

Ces dernières semaines, un vieux débat a profité de la crise sanitaire actuelle pour refaire surface : celui de la fameuse légalisation du cannabis. Bonne ou mauvaise idée ? Encouragement immoral ou contrôle nécessaire ? La question divise, déchaîne les passions et donne aux français une bonne raison de discuter philo et addictologie entre copains et/ou de s’engueuler en famille. En pleine crise sanitaire et économique, une vingtaine de député.e.s de tous bords font resurgir la question et encouragent la légalisation en faisant valoir que celle-ci permettrait des gains de 2 à 2,8 milliards d’euros annuels pour l'État, ainsi que des créations d'emplois.


Dans L’Obs, les signataires de la tribune, dont la sénatrice écologiste Esther Benbassa ou les députés LREM Sonia Krimi et Joël Giraud, mettent en avant l’argument économique pour enfin faire voter cette loi si décriée. Courageux et progressistes ? Pas tellement. Ils insistent surtout sur “l’argument sécuritaire” afin de “soulager les forces de police” des interpellations pour “simple usage” de cannabis, et “l’argument sanitaire” pour “maîtriser la distribution et la composition” du produit. Ne vous méprenez pas, l’argument sécuritaire s’érige en priorité et continue de représenter l’argument décisif de cette nouvelle mesure. Avec un discours d’opposition flou, fondé sur l’incertitude et le manque de visibilité quant aux conséquences d’une telle mesure, il nous semble aujourd’hui nécessaire d’éclaircir un peu tout ça en s'appuyant sur l'exemple d’une politique déjà existante en matière de consommation de drogues : les salles de « shoot ».


Petite histoire des politiques relatives à la toxicomanie


Les salles de consommation à moindre risque sont définies par le Consortium International sur les Politiques en matière de Drogues (IDPC) comme étant des «endroits protégés utilisés pour la consommation hygiénique de drogues obtenues au préalable dans un environnement non moralisateur et sous la supervision d’un personnel formé. Elles constituent un service hautement spécialisé au sein d’un réseau plus large de services destinés aux usagers de drogues, imbriqué dans des stratégies locales qui répondent à une multitude de besoins individuels et communautaires résultant de la consommation de drogues.»


Ce dispositif entre dans une logique de prévention et de réduction des risques liés à l’usage de drogues tels que la contraction ou la contamination de certaines maladies par voie intraveineuse, notamment par échange de seringues. Cette logique s’oppose ainsi à une politique anti-drogues répressive et punitive, popularisée par la « guerre à la drogue » du président américain Nixon dans les années 1960.


Si cette logique répressive est observable dans certaines parties du monde, elle ne semble plus convaincre les sociologues, addictologues ou autres présidents d’associations impliqués dans ce combat. La Commission mondiale sur les politiques en matière de drogues, dans un rapport rendu en 2016, promeut une conception plus réaliste et compréhensive des politiques de lutte contre la drogue et détaille les « 5 solutions qui fonctionnent » : (1) mettre la sécurité et la santé des usagers en premier, (2) assurer les traitements et contrôle de la douleur essentiels à un toxicomane, (3) mettre fin aux politiques de criminalisation et d’incarcération des usagers de drogue, (4) recentrer la réponse du pouvoir sur le trafic et le crime organisé et enfin (5) réguler le marché des drogues pour permettre au gouvernement de mieux le contrôler.


Au début des années 1980 et après des années de discussions internationales louant l’idéal d’une société sans drogues, un clivage fondamental voit le jour, construisant avec lui les fondations de la lutte contemporaine contre les drogues : certains États décident de rompre avec la tradition répressive en décriminalisant ou en dépénalisant la consommation de drogues (Allemagne, Suisse, Espagne, Pays-Bas, Portugal), voire même en la légalisant (Uruguay , les états tels que l’Alaska, ou le Colorado aux États-Unis). D'un autre côté, prônant le modèle autoritaire de la « tolérance zéro », d'autres États durcissent la prohibition conduisant à l’enfermement des usagers (Russie, Thaïlande, Chine ou encore Philippines, où le président Duterte encourage sa population à la dénonciation et au meurtre des toxicomanes).


Si cette logique répressive est observable dans certaines parties du monde, elle ne semble plus convaincre les sociologues, addictologues ou autres présidents d’associations impliqués dans ce combat. La Commission mondiale sur les politiques en matière de drogues, dans un rapport rendu en 2016, promeut une conception plus réaliste et compréhensive des politiques de lutte contre la drogue et détaille les « 5 solutions qui fonctionnent » : (1) mettre la sécurité et la santé des usagers en premier, (2) assurer les traitements et contrôle de la douleur essentiels à un toxicomane, (3) mettre fin aux politiques de criminalisation et d’incarcération des usagers de drogue, (4) recentrer la réponse du pouvoir sur le trafic et le crime organisé et enfin (5) réguler le marché des drogues pour permettre au gouvernement de mieux le contrôler.


Étudier la diffusion des salles de shoot


La mise en place de salles de consommation à moindre risque est ancrée de façon évidente dans une logique cohérente de réduction et de prévention des risques et s’illustre, pour les États qui en font l’expérience, comme une preuve de leur volonté de comprendre et de trouver une solution durable au problème de la drogue. D’après l’IDPC, la mise en place de salles de consommation à moindre risque revêt deux objectifs principaux : réduire les « risques sanitaires associés à la consommation de drogues » et réduire « les troubles à l’ordre public ». Dans leurs principes plus généraux, les salles de consommation à moindre risque ont pour but d’« améliorer l’accès aux services de santé pour les groupes d’usagers de drogues les plus vulnérables »,d’«améliorer leur état de santé et de bien-être », de «contribuer à la sécurité et à la qualité de vie des communautés locales » et de « réduire l’impact des espaces de consommation de drogues à ciel ouvert sur la communauté.»


La première SCMR (ou « salle d’injection supervisée » à l’époque) a été ouverte en Suisse, dans la ville de Berne en 1986. Lui ont succédé 8 autres pays cumulant plus de 90 SCMR. L’Allemagne a ouvert sa première «salle de shoot» en 1994, suivie de près par les Pays-Bas(1994) puis le Canada (2000), l’Espagne (2000), l’Australie (2001), le Luxembourg (2005), la Norvège (2005), et finalement la France (2016).


Ce qu'il semble essentiel d'observer, c'est d'abord la manière dont une idée se diffuse, puis la façon elle est mise en actes

Ouvrons une petite parenthèse. L'intérêt d'une analyse sur les politiques publiques n'est pas de dire si telle chose est morale ou non, mais de se demander quel serait le meilleur moyen de mettre en place telle ou telle politique afin de la rendre efficace et viable. Il est évident que les enjeux et les modalités d'une politique peuvent varier selon les pays ; aussi, ce qu'il semble essentiel d'observer, c'est d'abord la manière dont une idée se diffuse, puis la façon elle est mise en actes. En clair, cet article ne vous dira pas si les salles de consommation à moindre risque sont une bonne ou une mauvaise chose ; il vous permettra en revanche de comprendre comment et pourquoi c'est en réalité leur traitement politique qui les ont rendues plus ou moins efficaces, afin d'éclairer les enjeux qu'elles servent réellement.


Le concept sociologique de « diffusion » a été largement défini avant nous par la littérature. Il s’agit techniquement d’un « élément appartenant à un mouvement social (les tactiques, le cadre, l’idéologie, les protestations…) qui se répandrait auprès d’un certain type d’acteurs(organisations, groupes, communautés, Etats) dans un système social donné, le long d’un réseau de communications direct ou indirect».


Dans certains pays comme la Suisse, la Norvège ou encore les Pays-Bas,les SCMR ont été mises en place dans une philosophie de réduction et de prévention des risques. Leur expérimentation est le fruit d’une conception plus ouverte,d’une politique plus compréhensive en matière de drogues ; il s'agit d'un enjeu de santé. A l’inverse, dans certains pays tels que l’Espagne ou la France, les SCMR ont été mises en place dans une conception pragmatique, comme un moyen de lutter contre la drogue (et non pas contre les risques sanitaires et sociaux qui y sont liés) ; il s'agit cette fois d'un enjeu sécuritaire.


La loi étant toujours issue d'un questionnement moral, il semble essentiel de prendre en compte ces différences idéologiques pour analyser l’efficacité (ou non) des SCMR.


La Suisse à l'avant-garde de la prévention des risques


Au début des années 1980, la Suisse est, comme le reste de l’Europe, totalement dépassée par l’épidémie de VIH. Le nombre des contaminations et des décès sont en hausse constante. Des études commandées par les pouvoirs publics suisses pour tenter d’enrayer l’épidémie affluent, si bien que le lien entre les malades atteints du VIH et les usagers de drogues est très rapidement identifié.


Dans le même temps, les décès liés à la consommation de drogue augmentent, tout comme la «prolifération de scènes ouvertes en ville »où les toxicomanes se droguent devant les passants. L’association suisse Contact Netz s’empare du problème en 1984 et ouvre, dans le canton de Berne, un local dans lequel elle distribue des repas chauds et des soins médicaux aux usagers de drogue. Si ce local est dans un premier temps très mal perçu parles habitants et par les pouvoirs locaux, l’action de l'association crée une ouverture politique qui lui permet de continuer son activité.


L’ouverture de cette salle marque un revirement décisif dans la politique suisse en matière de lutte contre la drogue. En 2008, un vote concernant la révision de la loi nationale sur les stupéfiants a mis en lumière l’acceptation par le public des programmes de réduction des risques. Aujourd’hui, les 13 salles de consommation suisses sont complètement intégrées dans la politique suisse relative aux drogues qui se fonde sur 4 piliers : la mise en application des lois, le traitement, la prévention et la réduction des risques. La répression n’est plus un pilier de cette politique depuis 1989.


L’ouverture de cette salle marque un revirement décisif dans la politique suisse en matière de lutte contre la drogue. En 2008, un vote concernant la révision de la loi nationale sur les stupéfiants a mis en lumière l’acceptation par le public des programmes de réduction des risques. Aujourd’hui, les 13 salles de consommation suisses sont complètement intégrées dans la politique suisse relative aux drogues qui se fonde sur 4 piliers : la mise en application des lois, le traitement, la prévention et la réduction des risques. La répression n’est plus un pilier de cette politique depuis 1989.


Les Pays-Bas, premier pays à suivre le modèle suisse


Quand on parle dépénalisation du cannabis et ouverture d’esprit sur les drogues, la ville d’Amsterdam fait figure de référence. Haut lieu de la consommation récréative et des coffee shops qui, chaque année, attirent des touristes en provenance du monde entier, la capitale néerlandaise fait figure d’exception politique.


Là où l’Europe s’empêtre dans des considérations éthiques, les Pays-Bas placent plutôt le sanitaire et l’insertion sociale au cœur de leur réflexion.

Il faut savoir que le débat sur le sujet a, dès les années 1970, pris un tournant unique dans le pays, se distinguant très clairement de ses voisins par la dé-moralisation très précoce de l’usage des drogues. Là où l’Europe s’empêtre dans des considérations éthiques, les Pays-Bas placent plutôt le sanitaire et l’insertion sociale au cœur de leur réflexion. Et ça change tout.


Ils vont en fait constater très tôt les effets néfastes des réseaux clandestins et la difficile réinsertion des jeunes usagers et vendeurs de drogue. Pour pallier à ces phénomènes, l’Etat néerlandais vote dès 1976 une loi qui tolère la création de salles de consommation de drogues douces (marijuana, champignons hallucinogènes), à partir du moment où ces dernières sont déclarées.


Les associations de prévention et d’accompagnement liées à l’usage de drogue sont très répandues dans le pays et assurent d’importantes campagnes de sensibilisation dans les lycées,universités, églises, hôpitaux,etc., notamment avec la participation des « Junkie bonds». Ces petits groupes composés de toxicomanes ou d’anciens toxicomanes se développent comme des syndicats dès les années 1970 et participent grandement à dénoncer la stigmatisation dont ils font l’objet, revendiquant ainsi des droits spécifiques aux personnes souffrant d’addiction. Ces groupes travaillent à l’époque en lien étroit avec les associations locales et jouent un rôle majeur dans une communication de proximité qui entend bien démanteler les clichés négatifs associés aux usagers de drogues.


En 1990, c’est une association locale gérée par une église de Rotterdam qui autorisera pour la première fois ses usagers à consommer de la drogue au sein de ses locaux. Si l’usage de drogues dites « douces » est connu, toléré et régulé, les drogues dites « dures » sont plus méconnues et laissées de côté dans les politiques publiques du pays en matière de santé. De façon officieuse, l’association va donc faire appel à de nombreux médecins, infirmiers, psychologues et assistantes sociales afin de réduire au maximum les risques de transmission de maladies - notamment par le partage de seringues.


En 1994, l’association met en place une réelle SCMR avec du matériel et du personnel permanent, en se dotant d'un budget propre, provenant des différents dons faits à l’église de Rotterdam. Cette nouvelle méthode s’inscrit de façon assez évidente dans la logique de prévention de l’État néerlandais qui vote en 1996 des directives autorisant la possession de substances contrôlées dans les SCMR.


France : quand la question sanitaire se heurte aux résistances morales


Vous vous en doutez, en matière de lutte contre la drogue, la France a encore une fois une histoire un peu plus compliquée que ses voisins. Pour faire simple, les gouvernements se sont successivement embourbés dans un conflit purement moral, duquel ils n’ont pu s’extirper qu’en 2004. A croire qu'en France, on aime moraliser des questions de santé ; on loue l’exemplarité de notre éthique et pour cela, on discute. Des mois, des années, des décennies. D’autant plus que la drogue est un sujet clivant en France et que l’on sait bien -si peu que l’on s’intéresse un peu à l’histoire politique de notre pays- que les sujets clivants, tendus, animent les passions, mobilisent les foules et font beaucoup, beaucoup … parler. Finalement, c’est après des dizaines de rapports d’expertise et de débats houleux - dans l’hémicycle comme à la terrasse du café d’en bas - que la France promulgue la première loi française accordant une légitimité à l’approche dite de réduction des risques le 9 août 2004 -soit vingt ans après que les Pays-Bas aient fait de cette vision un paradigme officiel.


Ce retard ne doit pas pour autant être interprété comme un désintérêt des pouvoirs publics pour la question, ni comme une preuve d’absence d’initiatives antérieures à cette date. Dès 1989, la prévention des risques liés à l’usage de drogue est mise en avant grâce à l’association Médecins du Monde, qui crée le premier programme d’échange de seringues à Paris. Cette initiative consiste en une action mobile de proximité, via la mise en place d’automates distributeurs de seringues, mais restera totalement illégale jusqu’en 1995, date à laquelle un décret est signé autorisant la mise à disposition de seringues stériles.


En 1998 est mis en place le premier « bus méthadone » de Paris. Créé à la manière d’un centre de soins mobiles expérimental, il a pour but de répondre à un besoin d’accès à la substitution tout en favorisant l’inclusion des personnes les plus éloignées du soin. Cette fois aussi,l’initiative est mise en œuvre par Médecins du Monde et sera transformée en 2003 en un centre spécialisé de soins aux toxicomanes(CSST). Deux ans plus tard, l’organisation fondera et soutiendra l’association Gaia Paris à laquelle elle transférera en 2006 tous ces programmes de réductions de risques parisiens (CSST, CAARUD et EMS). En ce qui concerne les salles de consommation à moindre risque, la première expérience française a lieu en 2009 lors de la Journée Mondiale de lutte contre les hépatites. Lecollectifdu19Mai, regroupant les associations Asud, ActUp, Anitea, SOSHépatites, Safeet Gaia Paris, y ouvre une salle de consommation factice, ouverte aux professionnels et à la presse. Ce collectif entre alors en négociations avec les pouvoirs publics ; elles dureront jusqu’en 2016, date à laquelle sera ouverte la première SCMR de France, après 7 ans de négociations et de refus, de la part à la fois du premier ministre Fillon, de l’ancien président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT), Etienne Apaire,de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie nationale de pharmacie et du Conseil d’Etat.


De la Suisse aux Pays-Bas puis des Pays-Bas à la France : comment peut s'altérer une même idée au fil de sa diffusion


[…] l’objectif n’est pas de nier l’existence des toxicomanes ou de criminaliser leurs pratiques, mais d’accepter la toxicomanie comme une maladie, d’en étudier les causes et d’en rechercher les solutions

Pour rappel, la première salle de consommation à moindre risque suisse, née à Berne, a été mise en place par l’association Contact Netz dans un contexte d’urgence lié aux risques de contamination et de diffusion de maladies transmissibles par l’échange de seringues tels que le VIH ou l’hépatite. A l’époque, les pouvoirs publics, ouverts à la question de la réduction des risques, tolèrent et travaillent en partenariat avec les associations de lutte contre les drogues afin de mettre en place une solution durable. L’objectif n’étant pas de nier l’existence des toxicomanes ou de criminaliser leurs pratiques, mais d’accepter la toxicomanie comme une maladie, d’en étudier les causes et d’en rechercher les solutions. Dans ce contexte, les salles de consommation à moindre risque sont perçues comme un moyen de réduire les risques et de sécuriser, outre l’espace public, surtout les usagers de drogue.


Les Pays-Bas, très proches idéologiquement de la Suisse dans cette conception préventive de la lutte contre les drogues, ont naturellement été inspirés par leurs voisins européens. La première salle de consommation de Rotterdam s’est montée naturellement. L’idée d’apporter un abri et un lieu sûr aux usagers de drogue est apparue évidente. La transmission de pratiques et de méthodes inspirées de la Suisse sont apparues plus tard,par l’intermédiaire des «junkiebonds», qui s’intéressent à leurs homologues et prédécesseurs, par l'entremise, notamment, de différents rapports rédigés par Contact Netz. Très précis et faisant un état mensuel de la situation des usagers en Suisse, ils ont visiblement conforté les membres des « junkies bonds » dans la nécessité de mettre en place des SCMR aux Pays-Bas.


Ces rapports étaient notamment diffusés par les médias, tels que le quotidien suisse Der Bund. Certains journaux télévisés ont également fait des reportages sur la première SCMR du monde et les informations semblent avoir été transmises de cette façon plus que d’une façon directe,les membres des junkie bonds ne semblant pas personnellement liés aux partisans des SCMR suisses. Ainsi, plus que la structure matérielle et organisationnelle des SCMR, c’est plutôt cette façon de concevoir la lutte contre les drogues qui a inspiré les néerlandais à reprendre le concept de la « salle de shoot » suisse. Il y eut de fait une continuité idéologique.


Pour qu’un mouvement social se structure, il faut que l’environnement politique qui agit sur lui s’y prête

Il est possible de mettre en lumière un concept très intéressant grâce à la diffusion des SCMR entre ces deux pays. Il s’agit de la théorie des « structures d’opportunité politique » (SOP). L’idée est que l’environnement politique auquel sont confrontés les mouvements sociaux peut exercer une influence positive ou négative sur leur émergence et leur développement. Concrètement, cela veut dire que pour qu’un mouvement social se structure, il faut que l’environnement politique qui agit sur lui s’y prête et, dans une certaine mesure, y soit favorable.


Cette théorie n'est pas très compliquée mais elle est très utile pour comprendre le développement ou la stagnation d’un mouvement social. Elle nous aide à voir, en Suisse comme aux Pays-Bas, que les SCMR sont avant tout sociales. Créées par des associations locales, elles se veulent garantes d’une certaine proximité avec les usagers et revêtent un caractère militant certain quant à la protection de ces derniers. Le processus de diffusion des SCMR entre la Suisse et les Pays-Bas est le résultat parfait d’une « structure d’opportunité politique » favorable : les deux pays disposèrent sur le sujet d’institutions politiques ouvertes, d’une stabilité des alignements politiques, d’une présence importante d’alliés influents (associations, hommes politiques et professionnels de santé) et d’une homogénéité idéologique permettant de placer la réduction des risques au cœur de la politique de lutte contre les drogues. Ces salles furent donc un moyen de remplir un objectif idéologique commun - celui d’une lutte préventive, compréhensive et non-criminalisante contre les drogues -et sont parvenues à se développer grâce à un ensemble d’opportunités politiques justement favorables à une lutte contre les drogues qui se veut préventive, compréhensive et non-criminalisante.


Penchons-nous maintenant sur la diffusion des SCMR des Pays-Bas jusqu’à la France. Pour de nombreux sociologues, le décalage de la France avec certains autres pays européens serait dû à des « considérations sociopolitiques » et à « des luttes de position dans le champ professionnel des intervenants en toxicomanie».


Dans un pays où l’usage de drogues est un délit pénal, la classe politique n’hésite pas à recourir à un discours d’interdit moral lorsqu’elle aborde ce sujet et affiche une rigidité franche quant à l’usage de drogues qui a longtemps été considéré comme une pratique à bannir de la société. C’est cette vision traditionnelle qui freinera la lutte pendant des années et qui fera basculer les SCMR vers un objet non plus idéologique mais comportemental : on ne les voit pas comme un moyen de réduire les risques associés à l’usage de drogues -les drogues ne doivent tout simplement pas exister dans une société morale. Les SCMR ne sont plus un moyen mais une fin pour invisibiliser les drogues et par extension les drogués. Cet emploi alternatif des SCMR rend sa diffusion bien plus problématique et implique à la fois des canaux de diffusion mais aussi des acteurs complètement différents.


L’aspect sanitaire de ces salles de consommation, visant principalement à assurer un suivi des malades toxicomanes, a été complètement écarté par les pouvoirs publics

Lors des différents plaidoyers et négociations au gouvernement, l’exemple néerlandais a souvent été pris pour illustrer les bénéfices potentiels à l’ouverture de SCMR, comme on le constate dans les différents rapports de l’ONUDC ainsi que de l’INSERM et de l’IPDC faisant état des résultats très positifs des salles de consommation « à la néerlandaise » qui ont poussé les pouvoirs publics à se rendre à l’évidence de la nécessité d’en faire l’expérience.


L’association Gaia Paris, à l’initiative du lobby relatif à la mise en place d’une «salle de shoot» parisienne, a également été fortement influencée par les associations néerlandaises, notamment dans le discours aux riverains, afin qu’elle soit le mieux acceptée possible. C'est l'immiscion constante du gouvernement dans la communication de proximité, qu'il oriente vers un objectif de « re-sécurisation » du quartier, qui pose un réel problème. Car là... ça bloque. Quitte à suivre le modèle néerlandais, autant le faire jusqu’au bout et déléguer ce rôle aux associations compétentes, me direz-vous ? Il se produit en réalité tout le contraire : on « vend » la nouvelle salle de shoot parisienne en en vantant les mérites non pas pour les usagers et leur santé, mais pour... les résidents du 10 ème arrondissement, ce qui renforce, évidemment, la défiance vis-à-vis de toxicomanes -et provoque l'exact contraire de l'effet recherché. Les pouvoirs publics ont donc communiqué de sorte à ce que les habitants voient cette salle comme une « fin » aux nuisances dans le quartier de Barbès et comme une façon de cesser les « troubles à l’ordre public » que représentent les prises de drogues en plein air, et non comme un moyen d'aider des personnes dépendantes.


L’aspect sanitaire de ces salles de consommation, visant principalement à assurer un suivi des malades toxicomanes - celui qui a permis compassion et compréhension aux Pays-Bas - a été complètement écarté par les pouvoirs publics, faisant encore une fois écho au caractère répressif de la lutte contre les drogues en France.


La « structure d’opportunité politique » est-elle déterminante ou déterministe dans les politiques publiques à visée sociale ?


La structure d’opportunité politique est, comme son nom l’indique, considérée comme un contexte, relativement fataliste, auquel il faudrait s’adapter et qui déterminerait l’efficacité ou non d’une politique publique. Sans avoir la prétention de participer aux nombreuses divergences sociologiques qui l’entourent, on peut, grâce à l’exemple des SCMR, se demander si cette structure n’est pas davantage déterminée que déterminante.


Si en Suisse et aux Pays-Bas, elle a permis l’émergence de ces salles, en France, il semblerait que ce soit la communication du gouvernement sur ces dernières qui ait contribué à construire une structure d’opportunité défavorable. Très peu de données sont accessibles concernant l’avis des riverains sur l’ouverture de la salle en amont de sa mise en place, mais il semblerait que le portrait qui en a été fait par le pouvoir politique est l’un des seuls éléments sur lesquels a reposé la forte défiance qui en a suivi.La France aurait donc créé une structure d’opportunité politique défavorable à sa propre mesure et en y réfléchissant bien, il semblerait que ce ne soit pas la première -ni la dernière- fois. La raison réside, comme souvent, dans la qualité des acteurs concernés par la mise en place d’une politique publique.


Le cas de la Suisse et des Pays-Bas est parlant dans la mesure où il démontre que ce sont les médias (presse écrite, journaux télévisés) qui ont joué un rôle d’intermédiaire entre l’expérience suisse des SCMR et les membres des associations néerlandaises. Le fait que les SCMR apparaissent comme un moyen de parvenir à un objectif idéologique commun et que ce soient les associations, laissées pleinement compétentes en la matière, qui en aient géré la communication, démontre que les acteurs sont primordiaux à l’efficacité d’une mesure.


L’Etat français, particulièrement attentif à conserver son rôle de communiquant, a quant à lui complètement écarté Gaia Paris du processus de prévention et d’information. Cette volonté d’expérimenter les SCMR tout en rassurant les habitants sur le fait qu’elles ne constitueraient pas un danger pour eux est paradoxale, dans le sens où cela stigmatise et continue de creuser le fossé déjà présents entre les toxicomanes et le reste de la société.

En effet, il apparaît clair dans l’opinion publique que ces salles sont d’abord perçues comme un moyen de mettre fin à la consommation de drogues en plein air, aux nuisances et aux troubles à l’ordre public relatifs à l’usage des drogues. L’idée de traiter, de prévenir et d’assurer un suivi cohérent des toxicomanes afin d’enrayer le problème des drogues est bien moins apparent en France que dans les deux autres pays étudiés.


En guise de conclusion...


Ce qui doit inquiéter finalement, dans le débat réactualisé de la légalisation du cannabis en France, ce n’est pas la moralité de la consommation de drogues, mais la façon dont elle sera encadrée. On a pu observer, grâce à l’exemple des salles de shoot, l’importance capitale d’une compréhension et d’une communication autour des risques liés à l’usage de drogue, tournée avant tout vers les consommateurs et dans l'optique de les protéger. Les Pays-Bas arborent une politique extrêmement préventive et informative quant à la consommation de cannabis : sans jamais la condamner, le gouvernement s’emploie à la contrôler et à en prévenir les effets néfastes. Il s’assure finalement lui-même de mettre en place une structure d’opportunité favorable à l’efficience de son modèle.


Si la France ne fait pas ce travail de compréhension et de dé-moralisation, il y a tout à parier que la légalisation du cannabis posera les mêmes problèmes que l’installation des salles de shoot

Aujourd’hui, la France continue de parler de drogues en vantant la légalisation du cannabis sous un angle économique et avant tout sécuritaire : diminuer le travail de la police et réduire la délinquance de rue. De nobles ambitions, si elles ne contribuaient pas à mettre de côté les principaux concernés, c'est-à-dire les usagers, car il ne faut pas oublier que c'est d'abord pour eux que l'aspect sécuritaire est décisif. Si la France ne fait pas ce travail de compréhension et de dé-moralisation de la consommation de drogues, et par extension, des toxicomanes, il y a tout à parier que la légalisation du cannabis posera les mêmes problèmes que l’installation des salles de shoot : stigmatisation, méfiance, inefficacité et finalement… prise de risques pour les usagers, une fois encore.




Sources


Sur la sociologie des mouvements sociaux


- Gamson,W.(2011).“Arab Spring, Israeli Summer, and the Process of Cognitive Liberation”. Swiss Political Science Review,17(4):463-468.

- Givan, Rebecca Kolins ; Roberts, Kenneth M.y Soule, Sarah A.(2010).The Diffusion of Social Movements. Cambridge: Cambridge University Press.

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- Soule, Sarah A.(2013).«Diffusion and Scale Shift».En:Snow, D.A.etal.(eds.).The Wiley- Blackwell Encyclopedia of Social and Political Movements. Malden, Massachusetts : Blackwell.

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- Tarrow Sidney, Power in Movement : Collective Action, Social Movements and Politics,1994

- Tarrow, Sidney(2005). The New Transnational Acti-vism. Cambridge : Cambridge University Press.



Sur les SCMR


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- Eberhard Schatz, Marie Nouguier, «Salles de consommation à moindre risque : les preuves et la pratique », Rapport IDPC, Juin 2012,p.2

- Global Comissionon Drug Policy, «Advancing Drug Policy Reform : A New Approach to Decriminilization », Rapport, Décembre 2016.

- Jauffret M. 2000. La réduction des risques : enjeux autour d’une mobilisation collective. Mana. Revue de sociologie et d’anthropologie ; 8 :161-188.

- M. Jauffret-Roustide, « Les salles de consommation à moindre risque. De l’épidémiologie à la politique»,La Vie des idées, janvier 2015.

- Jauffret-Roustide,Marie,et Jean-Maxence Granier. «Repenser la politique des drogues. Introduction », Esprit, vol. février, no. 2, 2017, pp.39-54.

- Kellogg SH. 2003. On « Gradualism » and the building of the harm reduction-abstinence continuum. Journal of Substance Abuse Treatment ;25:241-7.

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