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Brésil : la guerre des pontes aura bien lieu

Dernière mise à jour : 21 mai 2020

par Virgil


Les temps que nous vivons rappellent douloureusement aux populations des grandes puissances économiques ce que peut être le coût d'un vote réactionnaire et antisocial. Donald Trump aux Etats-Unis, Matteo Salvini en Italie, Emmanuel Macron en France, Boris Johnson en Angleterre (celui-là ironiquement rattrapé par ses inepties) : tous semblent avoir bien du mal à garantir la sécurité des populations devant lesquelles ils sont pourtant en responsabilité. On pourrait à loisir parler de l'Inde, de l'Iran ou de la Chine, qui ne sont pas exactement des pays mineurs, et où le nombre de personnes infectées paraît constamment sous-estimé, sinon jeté en pâture. Le Brésil, huitième puissance économique mondiale, n'échappe pas à la règle. Bolsonaro y pratique une politique sanitaire proche du négationnisme : ainsi déclarait-il au mois de mars qu'il ne s'agissait que d'une « petite grippe » ; que ceux qui, comme lui, avaient « une histoire d'athlète », ne craignaient rien ; que les brésiliens, qui avaient l'usage de « se baigner dans les égoûts », seraient invincibles ; qu'il y aurait sans doute des milliers de morts, mais « qu'on n'arrête pas une usine de voitures à cause des accidents de la route ». Et de rafler le suprême honneur d'être le premier président d'un grand pays à se voir censurer par le réseau Twitter du fait de ses propos plus que douteux, sinon obscènes et inconscients.


Embourbé dans une crise économique profonde depuis 2015 et de plus en plus divisé depuis la « trahison » du Parti des Travailleurs et le coup d'Etat contre Dilma Rousseff en 2016, le Brésil, champion mondial des inégalités, est en train de vivre une crise sanitaire aux allures de crise sociale et politique. Aux dépens, évidemment, des franges les plus fragiles de sa société.


Le coronavirus au Brésil


Ceux qui croient toujours que le Covid-19 disparaîtra avec le retour des beaux jours n'ont qu'à jeter un œil au Brésil pour se convaincre que le virus se moque bien des conditions climatiques. Le 25 février, le pays annonce avoir diagnostiqué un premier cas : il s'agit d'un paulista (habitant de São Paulo) de 61 ans ayant récemment visité la Lombardie, une province italienne. En quelques semaines, le virus se répand et sème la mort, notamment auprès des populations les plus pauvres, pour qui la distanciation sociale et les gestes barrière sont iréniques. Malgré les injonctions de Luiz Henrique Mendietta, ministre de la Santé, le gouvernement ne décrete pas de confinement, sinon « vertical » (ciblant uniquement les personnes âgées, supposées les plus à risques). Dans les favelas, en l'absence de politique publique, ce sont les gangs qui instaurent un couvre-feu et font respecter les mesures de sécurité. Dans ces quartiers, où l'accès à l'eau est rare, où les sanitaires sont collectifs, où il n'existe pas de traitement des eaux usées (49% de la population brésilienne n'y aurait pas accès), difficile de ne pas envisager un massacre.


Le 17 mars, le ministère de la Santé annonce 291 cas confirmés et un premier décès. Au 10 avril, le Brésil passe la barre des 1000 morts. Hier, le cap des 6000 décès a été franchi. Pas tant que ça, pour un pays de 210 millions d'habitants ? Les brésiliens eux-mêmes ne se leurrent pas. Dans un pays où une grande partie des habitants n'a pas accès aux soins de santé, où certaines municipalités ont dû creuser des fosses communes pour absorber la hausse du nombre de décès, où, comme à Manaus, on a parfois dû réquisitionner des camions frigorifiques pour acheminer les corps, où l'on ne prend même pas la peine de dépister les cadavres pour savoir s'ils sont morts du Covid, peu d'habitants croient en ce chiffre officiel. La réalité pourrait être largement sous-estimée : on estime que le nombre réel de décès dûs à la pandémie pourrait être douze à quinze fois plus élevé (c'est-à-dire entre 72 et 90.000 morts).


Là encore, le pays paie le prix fort d'une politique de santé gravement défaillante. Ancienne colonie portugaise sortie de la dictature militaire en 1988, le Brésil est à la fois un Etat à l'économie puissante et un champion des inégalités. En 2015, on estimait que les 10% des plus riches captaient plus de 50% des revenus du pays ; en 2018, le taux de chômage s'élevait à 13% de la population ; ajoutons que beaucoup de travailleurs sont soit à temps partiel, soit des travailleurs informels. Le passage de Lula à la présidence du Brésil, entre 2003 et 2011, a permis de développer les services publics et des programmes d'aide sociale, comme la Bolsa familia (qui offrait une aide aux familles pauvres à condition que leurs enfants soient scolarisés) ou le programme zero fome, qui voulait assurer l'accès de tous aux produits alimentaires de base. La mise en place d'une couverture de santé pour tous a également facilité l'accès à des soins pour beaucoup de citoyens pauvres. On estime que Lula a permis à plus de vingt millions de brésiliens de sortir de l'extrême-pauvreté ; mais la vétusté des hôpitaux, la corruption et les faibles crédits alloués à l'aide publique, notamment, ont empêché ces programmes de fonctionner correctement. L'héritage de Lula, sur fond d'affaires troubles et de scandales judiciaires plus ou moins orchestrés par l'opposition, et surtout la récession qui frappe le pays depuis 2015, semblent avoir fait reculer le développement du pays. Suite au coup d'Etat de 2016 contre la présidente, Dilma Rousseff, son successeur, Michel Temer, fit ainsi geler les crédits alloués à la santé... jusqu'en 2036.


La gouvernance par le négationnisme


L'apparition depuis 2016 du concept de « post-vérité » pour désigner l'ère, notamment politique, dans laquelle nous pensons et vivons, confère une arme supplémentaire pour comprendre le président brésilien. Bien que l'expression fasse immédiatement penser à des leaders mondiaux tels que Poutine ou Trump, Jair Bolsonaro en est une illustration idoine : l'homme n'a pas été élu par adhésion, mais a profité d'une situation favorable de harcèlement puis d'effondrement de l'opposition, et ne cesse de proférer des discours misant sur l'affect, l'émotion, l'opinion personnelle, au détriment des faits sociaux, économiques et politiques. Bolsonaro est au fond un moraliste misogyne, homophobe et raciste, assumant de manière décomplexée des propos mensongers, outrageants ou vulgaires. Cet homme est le parfait reflet de la grossièreté d'un Trump qu'il n'a de cesse de vouloir égaler : « Bolsonaro représente, quant à lui, la part violente, moralisatrice et raciste d’un pays où les préjugés de la période coloniale restent vifs, et la « haine de soi » vivace parmi les groupes discriminés. Vulgaire, Bolsonaro l’est par sa grossièreté, sa brutalité et, au sens du latin vulgus, en exprimant publiquement ce que peut penser et dire la « multitude ». Qui a vécu et travaillé au Brésil sait que les clichés s’y étalent sans vergogne » (Raphaël Gutman).


Lorsqu'on lui explique qu'il y aura des morts, il répond « et alors ? »

Il n'est ainsi pas interdit de considérer le gouvernement Bolsonaro comme un gouvernement négationniste. Négationnisme écologique tout d'abord, lorsque l'homme s'entoure de climatosceptiques notoires et sacrifie la biosphère au nom de grands intérêts économiques (notamment en Amazonie) tout en ayant l'audace de présenter les réprobations extérieures comme des « complots » impérialistes. Lors de son discours le lendemain de sa victoire à la présidence, n'avait-il posé sur son bureau, en évidence, un ouvrage d'Olavo de Carvalho, grand matamore du « marxisme culturel », des théories du réchauffement climatique ou des droits LGBTQI+. ? Négationniste, Bolsonaro l'est aussi sur le plan historique, lorsqu'il déploie publiquement les panégyriques les plus émerveillés de l'époque de la dictature, revisitant (au sens révisionniste) l'époque afin de stimuler chez ses électeurs une mémoire de plus haute moralité. Nul n'ignore au Brésil ses activités troubles au service d'un régime ayant causé des milliers de morts et d'emprisonnements, maintenant dans le dénuement une large part de la société brésilienne, pactisant indirectement, déjà, avec des milieux d'affaires trop heureux de l'aubaine. En juin 2016, il affirmait à la radio que « l'erreur de la dictature avait été de torturer sans tuer ». En mars 2019, alors président, il organisait une commémoration du 55e anniversaire du coup d'Etat du 31 mars 1964, qui marquait le début du régime militaire. Et son porte-parole de préciser : « Il considère que la société rassemblée, sentant le danger que le pays était en train de vivre » a permis avec « des civils et des militaires, à récupérer le pays et le remettre en marche », sans quoi « aujourd'hui nous aurions ici un type de gouvernement qui ne serait bon pour personne ».


Négationniste, enfin, Bolsonaro l'est assurément au sujet scientifique. Au début de l'épidémie, il parle d'une « petite grippe » (« grippeza »). A son retour d'une visite aux Etats-Unis, alors que vingt personnes ayant voyagé avec lui sont testées positives au virus, il refuse de rendre public les résultats de son dépistage. Lorsqu'on lui explique qu'il y aura des morts, il répond « et alors ? ». En période de confinement imposé par les gouverneurs (!), il appelle à la manifestation contre la Cour Suprême, prend des bains de foule lors de ses discours publics, se fait photographier serrant la main à des passants. En réaction aux nombreuses critiques dont il fait l'objet, il annonce avoir négocié un achat massif de chloroquine à l'Inde (un autre gouvernement de droite radicale), alors que l'efficacité massive du médicament n'a toujours pas été prouvée -n'en déplaise aux opportunistes.


Est-il pertinent d'analyser un régime politique par la personnalité de son leader ? Passé le cadre purement normatif de la démarche, cela ne peut suffire. S'il est évident que Bolsonaro peut nourrir une certaine antipathie et qu'il est sans doute l'homme qui divise le plus la société brésilienne (en opposant notamment les « bons » aux « mauvais » brésiliens), il reste un agent au service d'intérêts particuliers, ceux-là même qui l'ont financé et fait élire. Au Brésil, on nomme ces lobbies (groupes de pression) les 3B : Bible (la religion), Boeuf (l'agro-alimentaire), Balle (l'armée et les lobbies pro-armes).


Ces trois lobbies sont les trois piliers principaux du régime en place (ou du moins, l'ont été). Concernant l'armée, difficile d'imaginer un coup d'Etat militaire tant les ambitions des « patrons » du secteur divergent d'une révolution de Palais. Déjà largement représentés au Parlement, ils n'ont pas pour intérêt de revenir au pouvoir, mais simplement de préserver les avantages mirobolants dont ils disposent. La libéralisation des armes à feu, en l'absence de mesures sociales et au détriment des populations les plus pauvres -notamment des populations noires- est une marque de leur volonté de désengager leurs troupes sur le terrain. Quitte à alimenter une guerre civile qui ne dit pas son nom (63.000 homicides par arme à feu en 2018). Le lobby agro-alimentaire, qui représente plus de 20% du PIB du pays, est davantage versatile et n'a pas attendu l'accession de la droite au pouvoir pour prospérer. Si, comme l'écrit Maxime Rozère, «l’emprise des oligarchies sur ce secteur et la nomination d’une personnalité proche de l’agro-business au ministère de l’Agriculture (Tereza Cristina) marquent la dérèglementation annoncée de l’exploitation des sols, la reprise de la déforestation en Amazonie, et un blanc-seing accordé aux exploitants agricoles et miniers coupables du meurtre de nombreux indigènes (environ un mort par jour en 2018) », il faut rappeler qu'aucun des gouvernements précédents n'a jamais endigué la déforestation, ni les ethnocides, et encore moins lutté pour une meilleure répartition des terres et des richesses ; la nouveauté la plus inquiétante étant l'intégration de politiques ouvertement climatosceptiques dans le gouvernement.


Le troisième « B » -« Bible »- est sans doute le plus inquiétant pour le développement démocratique du pays. L'Eglise évangélique est sans doute la structure proto-politique la plus influente et la plus soutenue du pays -celle-là même qui est défendue par les plus grandes personnalités brésiliennes, à commencer par le joueur de football Neymar Jr. Prônant un dogme mêlant l'exigence de moralisation du pays avec l'ambition de la réussite la plus consumériste qui soit, elle est un mélange original entre ascétisme pieux et adhésion à un capitalisme brutal et est régulièrement attaquée pour ses scandales financiers et fiscaux -les églises brésiliennes étant exemptées d'impôts. Cela a conduit, pour l'anecdote, un pasteur à faire notoirement baptiser son jet privé afin de l'exempter de taxes... S'il est vrai qu'elle a su resserrer les liens dans la classe la plus précaire du pays, en redonnant par la foi de l'espoir à des individus abandonnés, elle a surtout prospéré sur l'absence de développement et la permanence de la pauvreté brésilienne, tout en absorbant paradoxalement les ressources pécuniaires des plus fragiles au bénéfice de ses leaders. Observer sur Youtube le déroulement de certaines messes évangéliques est pour le moins déroutant et ressemble davantage à une mise aux enchères qu'à une communion spirituelle (voir en commentaires). Il est encore plus déroutant de constater à quel point s'accorde ce lobbie avec le président lui-même : son slogan de campagne n'était-il pas « Brasil acima de tudo, Deus acima de todos » (Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous) ?


La politique et les soutiens du président firent titrer à Florence Poznanski : « La folie de Bolsonaro s'appelle néo-libéralisme ». Cela est vrai, mais il s'agit dans le cas du Brésil d'un libéralisme s'appuyant, comme souvent dans son histoire, sur des valeurs traditionnelles voire intégristes.


La révolte des élites


Mais la crise a tout bousculé. Bolsonaro n'était pas soutenu par la population qui, pour une large part, s'est tôt rendue compte de l'erreur qu'avait été son élection et de son incapacité à développer le Brésil, à le sortir de la récession économique et à endiguer l'inflation autrement qu'au prix de politiques d'austérité dramatiques. Au moins comptait-il des alliés de poids, lui l'ancien député marginal, tant du côté des industriels que chez les députés et les gouverneurs -notamment le gouverneur de Goiàs, le plus grand Etat agricole du pays. Mais purgé de son propre parti fin 2019, incapable de se reconstruire une famille politique, Bolsonaro s'appuyait sur une coalition fragile de forces davantage opposées à la gauche qu'unies derrière lui. Son indécence dissimulait son incompétence ; et les conditions se réunissaient pour que ses soutiens lui tournent le dos.


Bolsonaro leur répond que le Brésil ne peut s'arrêter. Pour les travailleurs, le choix est le suivant : mourir de faim ou mourir du Covid

Sa gestion de la crise du coronavirus fit voler en éclats ce qui lui restait de crédibilité. Qualifiant la pandémie de « petite grippe » quand elle faisait déjà des milliers de morts sur les autres continents, il se contenta dans un premier temps de proposer un confinement « vertical » en invitant les plus de 65 ans à rester chez eux, tandis que les autres continueraient à travailler. Poussant plus loin son délire, il proposa un jeûne national pour contrer le virus. Henrique Mendietta, populaire ministre de la Santé, ne tarda pas à lui faire front en prenant la situation au sérieux et en établissant des règles drastiques pour éviter une hécatombe. Pendant ce temps, tous les gouverneurs (sauf deux), y compris le gouverneur de Goiàs, imposent un confinement et une fermeture obligatoire des magasins, sans toutefois pouvoir pénaliser les badauds. Bolsonaro leur répond que le Brésil ne peut s'arrêter. Pour les travailleurs, le choix est le suivant : mourir de faim ou mourir du Covid. La mesure d'aide aux familles prise par le gouvernement ferait rire si elle n'était si dramatique : s'élevant à 600 reais mensuels (environ 125€), elle permet à peine de se procurer les denrées de base. Pourtant, on estime que plus de 20% des travailleurs ont perdu leur emploi depuis le commencement de la crise. Ajoutés aux chômeurs existants précédemment et aux travailleurs informels qui ne peuvent plus travailler, on peut estimer que 30 à 60 millions de personnes sont privées de salaire dans le pays. Dans certaines favelas, plus de 70% des habitants ont perdu des revenus et ne savent plus s'ils vont pouvoir se nourrir ; ajoutons qu'ils n'ont souvent pas accès à l'eau ni à la médecine. On craint un massacre. Le 2 avril, l'ABJD (Associação brasileira de juristas pela democracia) dépose une plainte devant la cour pénale internationale pour négligence, populicide et crime contre l'humanité.


Des soutiens de Bolsonaro, il ne reste plus grand chose, hormis quelques intrigants carriéristes

Empêché dans un premier temps par l'Etat-major de l'armée de le faire, Bolsonaro finit par limoger Mendietta mi-avril, en pleine crise sanitaire. La nouvelle est une bombe au Brésil. Les élites politiques critiquent fermement le président, rapidement accusé d'incurie. Seuls ses ministres et quelques personnalités continuent de le soutenir. Quelques jours plus tard, Sergio Moro démissionne. Ancien procureur fédéral, Sergio Moro était la figure de proue du gouvernement, le seul sans doute à donner de la crédibilité à Bolsonaro. C'est lui, notamment, qui mena l'enquête sur le scandale Lava Jato, qui révéla la plus grande affaire de corruption de l'histoire du Brésil et mit Lula derrière les barreaux. Il était l'argument anti-corruption du pouvoir, le pilier central du programme présidentiel. Mais à la suite de nombreuses dissensions et principalement suite à la demande de Bolsonaro d'écarter le super-intendant de la Police Fédérale pour le remplacer par une personne plus « fiable » -c'est-à-dire plus à même de supporter l'ingérence du président sur les enquêtes en cours, notamment celle concernant son fils, Carlos Bolsonaro-, Sergio Moro démissionne. Il donne une conférence de presse ahurissante le jour même, au cours de laquelle il sert à l'opinion des éléments prouvant les turpitudes du pouvoir. Les deux ministres tutélaires ont quitté le navire et la crise est gérée par les pouvoirs locaux (gouverneurs d'Etat) face à un pouvoir central terriblement affaibli et incapable de gérer la situation autrement que par l'indécence et la force. Des soutiens de Bolsonaro, il ne reste plus grand chose, hormis quelques intrigants carriéristes.


« Fora Bolsonaro » : quand la crise sanitaire devient crise politique


Tous les soirs à 20h, comme en France, les brésiliens sont à leur fenêtre. Ici, point d'applaudissements, mais des casseroles qui s'entrechoquent. Là, point d'encouragements aux soignants, mais des appels à la démission. « Fora Bolsonaro ! » (« dehors Bolsonaro ») s'exclame le pays. Le président n'est pas à la hauteur, chacun le sait, et aucune de ses énièmes provocations ne peut plus le dissimuler. Élu en divisant le pays, c'est bien la division du pays qui le destituera sans doute. Pendant ce temps, ce qui lui reste de partisans continue de se rassembler au mépris de toute règle sanitaire, répondant à l'appel d'un dirigeant qui n'a pas cessé pendant la crise d'organiser des manifestations contre la Cour Suprême et la politique des gouverneurs. Les uns accusent les autres de mettre le pays en danger ; les uns par manque de précautions sanitaires alors que les cimetières sont surchargés, les autres par manque de conscience envers les pauvres travailleurs qui « mourraient de faim » à cause du confinement. La fracture est brutale. Bolsonaro, qui eut si peu de considération pour les plus pauvres lorsqu'il s'agissait d'envoyer des commandos rétablir brutalement l'ordre dans les favelas, semble soudainement se soucier de leur sort. Ne répondait-il pourtant pas il y a quelques jours à la presse « 5000 morts ? Et alors ? Je suis Messias (son deuxième prénom) mais je ne peux pas faire de miracle ». Empêtré dans une crise économique qu'il ne parvient pas à juguler et une hausse spectaculaire du chômage, il craint que la crise n'aggrave la récession et gesticule autant qu'il peut pour faire lever le confinement. Quitte à sacrifier sa propre population.


Ses partisans ne semblent pourtant pas apeurés par cette idée. L'un d'eux s'écriait dans une vidéo : « Je suis prêt à mourir du Covid-19 pour le Brésil ! ». Bolsonaro, de son côté, continue à prendre des bains de foule avec ses ultras. Ces derniers organisent des manifestations en voiture. Lui parle « d'ennemis du pays » en évoquant les citoyens en faveur du confinement, et leur rejette la responsabilité de la précarité. Pendant ce temps, le sentiment d'abandon se fait de plus en plus fort dans la population. Un de nos contacts sur place nous résumait la situation ainsi : « On est dans une boîte que personne ne dirige, en plein milieu d'une pandémie ». Mourir du Covid ou mourir de faim : pour beaucoup, il faut désormais choisir.


Vers un nouveau coup d'Etat ?


La sortie de crise sera, quoi qu'il arrive, douloureuse. Il est déjà impossible de connaître le nombre de cas de Covid dans le pays, ni le nombre de décès. Il sera d'autant plus vain de départir ceux qui auront succombé du virus et ceux qui auront succombé des conséquences de la crise politique qui a lieu. L'isolement de plus en plus prononcé du chef d'Etat, le départ de ses soutiens historiques, la révolte des élites brésiliennes contre les prises de position obscènes du président et les nombreuses plaintes pénales dont celui-ci fait déjà l'objet sont autant de facteurs d'instabilité institutionnels. Plus grave encore est l'accentuation de la fracture entre les divers mondes qui composent la société brésilienne, que ce soit sur le plan économique (la fracture entre riches et pauvres) ou celui de l'opinion (dans le langage bolsonaresque, les « bons » et les « mauvais » brésiliens, c'est à dire ceux qui soutiennent ou ne soutiennent pas Bolsonaro). Le Brésil, qui connaît déjà une guerre civile à basse intensité depuis des années, peut s'attendre à des lendemains douloureux.


De plus en plus de voix commençent à évoquer un scénario d'impeachment et de destitution qui pourrait prolonger la longue tradition des révolutions de palais dans un pays qui n'a jamais complètement abandonné son fonctionnement colonial. La dernière destitution en date est celle de Dilma Rousseff en 2016, lors d'un feuilleton ubuesque dans lequel ni la procédure ni le fondement de la démarche n'avaient été respectés, et au cours duquel elle n'eut jamais le droit -pourtant constitutionnel- à une défense digne de ce nom.


Le cas Bolsonaro est bien différent puisqu'ici, les raisons ne manqueraient pas pour justifier une destitution. Et malgré la possibilité restante pour le chef d'Etat brésilien de jouer une énième fois avec l'opinion publique pour lui trouver des boucs-émissaires, il est peu probable, cette fois, que ceux qui ont permis la destitution de Dilma s'opposent à un tel scénario.





Sources :


Articles scientifiques :


Barreto Lisboa W., Baptista Caruso MacDonald P., « La révolte des élites au Brésil et l'ordre constitutionnel menacé », Cités, PUF, 2016/3, pp. 137-156

Gutmann R., « Le Brésil sous Bolsonaro, un pays au paroxysme de ses traumatismes », Etudes, 2019/11, pp. 7-17

Rovère M., « Brésil : (dés)illusions démocratiques », Esprit, 2019/3, pp. 35-39


Articles journalistiques :


« Bolsonaro commet un crime contre l'humanité », communiqué de l'Association brésilienne des juristes pour la démocratie, 8 avril 2020


« Covid-19 au Brésil : enterrements express à São Paulo », AFP, 3 avril 2020 [en ligne sur le site Autres Brésils]


Albertini J-M, « Au Brésil, la démission de Sergio Moro marque « le début de la fin » pour Bolsonaro », Mediapart, 25 avril 2020 [en ligne]


Moullot P., « Où en est l'épidémie de coronavirus au Brésil, où Bolsonaro critique le confinement ? », Libération, 10 avril 2020 [en ligne]


Palavra P., « Vous préférez mourir de faim ou être tué par le Covid-19 ? Réelle impasse ou cynisme », Autres Brésils, 14 avril 2020


Poznanski F., « La folie de Bolsonaro s'appelle néolibéralisme », Mediapart, 6 avril 2020 [en ligne]


Reyes C., « Brésil : Bolsonaro limoge son ministre de la Santé en pleine crise du coronavirus », Libération, 17 avril 2020, [en ligne]


Stabile A., « Covid-19 au Brésil : la plus grande favela de São Paulo lutte contre la pandémie et la perte de revenus », Autres Brésils, 6 avril 2020 [en ligne]


Vadenberghe F., « Covid-19 : Bolsonaro commet un « populicide » au Brésil », Libération, 6 avril 2020 [en ligne]

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